Par: Karim Daher
Chargé d’enseignement d’économie publique de de droit fiscal à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ)
Président en exercice de l’Association Libanaise pour les Droits et l’Information des Contribuables (ALDIC).
Parmi la kyrielle de mesures et de contre-mesures préconisées par le gouvernement « au Travail » dans sa déclaration ministérielle ayant obtenue la confiance du Parlement, figure une phrase sibylline qui s’est échappée en douce, sans bruits ni tapages, pour aller se loger dans notre inconscient national afin de féconder tranquillement et d’enfanter d’un monstre qui emportera sur son passage le reste du peu de ce qui reste.
Cette mesure qui fait office d’une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tous les libanais, les prépare à des jours difficiles et à des décisions et réformes « éprouvantes et douloureuses» (dixit le texte) visant très vraisemblablement, sans l’annoncer explicitement, à répartir la charge de la dette publique sur l’ensemble de la population résidente, et peut-être même non résidente, dans l’optique de sa restructuration et de la réduction du déficit.
Force est cependant de constater qu’aucunes modalités pratiques ou procédures de mise en œuvre de ces décisions n’ont été dévoilées à ce jour (mis à part la référence aux recettes importées « toutes faites » de Cèdre et McKenzie), ne ce serait-ce que pour en indiquer les contours et inviter les forces vives et l’opinion publique à un débat d’idées et de priorités constructif ou au mieux pour s’y préparer.
Alors comment comptent-ils s’y prendre ? Plutôt comment faut-il qu’ils s’y prennent ?
Augmenter les impôts directs, qui sont déjà assez élevés pour ceux qui les payent, ou en créer de nouveaux ? Ce qui n’aboutirait en cette période de récession qu’à une récidive certaine de l’expérience « funeste » de la loi 64/2017 sur le financement du coût de l’échelle des salaires dans la fonction publique.
Augmenter les impositions indirectes et notamment la TVA et les droits d’accises comme le préconise le FMI, en jouant sur l’élément psychologique d’anesthésie fiscale étant donné que les impôts indirects sont plus discrets et moins douloureux pour le contribuable consommateur qui en supporte en définitive le coût sans trop s’en apercevoir et s’en en avoir réellement le choix ? Ce serait un crime à l’égard des moins favorisés et ils sont légions, car comme le précisait l’économiste classique français Jean-Baptiste Say, « l’impôt (ou la taxe) est une ponction opérée non sur le revenu, mais sur la seule partie du revenu qui excède le minimum vital » or ce minimum vital est déjà au demeurant largement entamé chez les deux tiers de la population pour ne pas dire plus.
Ou enfin comploter secrètement afin d’hypothéquer, ou de « titriser » voir même de céder à l’avance, les revenus éventuels des produits pétroliers et gaziers ? Mais c’est oublier que ces richesses sont tirées de notre sol et de nos mers et qu’ils appartiennent à toutes les générations et ne peuvent donc être dilapidés par une génération d’enfants prodiges pour réparer et colmater toutes les erreurs accumulées. Ils doivent être placés, comme pour la Norvège, dans un fonds souverain et seuls leurs subsides utilisés dans l’intérêt des citoyens.
Non ne nous méprenons pas ! Aucune de ces mesures ne serait apte à régler nos problèmes systémiques ni à endiguer la dégradation de la situation socio-économico-financière. Et pourtant ! des solutions simples et adaptées existent et n’attendent qu’à être testées. Pour n’en citer que trois en ces quelques lignes, cumulatives ou alternatives, selon le courant dominant, je propose.
Tout d’abord, de suivre l’exemple des administrations Reagan et Thatcher au début des années 80 du siècle dernier qui défendaient l’idée de réduire les impôts afin d’obliger l’Etat à réduire ses dépenses publiques et ce, selon l’expression chère à l’ancien président américain « d’affamer la bête » (starve the beast). De plus, inspirés par les théories d’Arthur Laffer et de Milton Friedman, les deux dirigeants considéraient qu’en diminuant la charge fiscale, l’Etat serait acculé, pour compenser ou augmenter les revenus, à élargir la base d’imposition donc de poursuivre les récalcitrants et de mieux lutter contre la fraude et l’évasion fiscale.
Ceci passe aussi et surtout par une réforme et une purge de notre administration pléthorique (dont la charge atteint pratiquement la moitié des revenus et plus du tiers des dépenses publiques). Ce qui comprendrait notamment la suppression des emplois fictifs et des tâches improductives, la réhabilitation des fonctionnaires et la réorientation vers des services utiles aux citoyens sans oublier d’autres mesures nécessaires à l’assainissement des finances publiques comme la relocalisation des administrations.
Il conviendrait ensuite de corriger les disparités du système actuel et à instituer des mesures de nature à prévenir les abus et à supprimer la fraude dans le cadre d’une politique publique favorisant le développement et garantissant les droits. Il faudrait pour cela réaménager l’ensemble du système d’exemptions et d’exonérations (appelées les dépenses fiscales) pour ne garder que les exemptions et stimulations fiscales et financières bénéficiant aux secteurs de l’économie réelle (notamment l’industrie, l’agriculture, l’innovation et la connaissance). Sachant que pendant des décennies certaines catégories sociales se sont appauvries et d’autres injustement enrichies. C’est d’ailleurs le cas avec les politiques monétaires qui ont favorisé l’épargne au détriment de la productivité ou encore les nombreuses exonérations fiscales injustifiées et inefficientes. Les enjeux réels aujourd’hui sont d’une part d’imposer les fortunes et les biens cumulés improductifs ou non générateurs de croissance comme les rentes et les plus-values immobilières – à condition que les recettes soient utilisées pour des investissements d’aménagement du territoire et d’infrastructures – et d’autre part, d’élargir les cotisations et les couvertures sociales pour lutter contre l’exclusion et la pauvreté de manière à réduire les inégalités sociales, maintenir à l’homme sa dignité humaine et accorder à tous une égalité de chances par l’éducation, la formation et l’emploi.
Il conviendra enfin de changer l’image de l’impôt et la perception négative qu’il inspire en mettant en œuvre une fiscalité «à visage humain» … une fiscalité consensuelle et productive qui favorise le développement économique et social et non une fiscalité confiscatoire qui utilise tous genres de stratagèmes et d’appellations afin de collecter le plus d’impôts pour financer les dépenses inutiles et les gaspillages sans tenir compte des vrais besoins.
Il est donc essentiel de fixer les priorités et de refonder le concept même du Contrat social d’autant plus que le problème le plus significatif de nos jours est l’endettement endémique de l’Etat qui se permet de prendre en gage l’avenir de ses citoyens et de leurs progénitures pour compenser ce qui a été dilapidé et usurpé par une minorité. L’équité dans la perception de l’impôt s’avère donc être un facteur déterminant car plus le niveau de fraude fiscale impunie apparaît élevé, plus l’impôt apparaît insupportable aux personnes qui ne peuvent matériellement frauder. Il s’agit donc d’amener les autorités à se rendre compte que l’acceptation volontaire et spontanée de l’impôt par le plus grand nombre des contribuables est plus importante que les activités répressives de contrôle et de redressement fiscal, pour assurer un rendement convenable de l’impôt et réduire les coûts d’administration. D’où la nécessité d’œuvrer pour une application juste et équitable des lois par le bais de personnes compétentes et intègres pouvant agir de façon impartiale. Selon le philosophe chinois Sun Tzu «Le meilleur moyen de ne pas atteindre ses objectifs est de ne pas en avoir».