Par Jean RIACHI
PDG de FFA Private Bank
La perspective d’une issue positive aux négociations entamées par le Liban avec le Fonds monétaire international (FMI) pour obtenir son assistance financière semble plus que jamais compromise avec les démissions successives, à une dizaine de jours d’intervalle, de deux figures-clés de l’équipe libanaise en charge de conduire ce processus, l’expert financier Henri J. Chaoul, et le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani. Or la mise en œuvre d’un programme d’assistance du FMI est nécessaire à plus d’un titre pour permettre au Liban de faire face à la crise actuelle. Car outre son enveloppe financière, ce programme constitue également une condition préalable au déblocage des fonds de CEDRE et, à terme, à des négociations avec les détenteurs étrangers d’eurobonds.
- Bifani et Chaoul ont conjointement justifié leur choix par leur refus de continuer à cautionner l’impasse résultant essentiellement de la persistance de querelles internes autour du plan de sauvetage financier du gouvernement, qui doit servir de base à ces négociations. Depuis son adoption, fin avril, ce plan n’a en effet cessé d’être critiqué : pour son manque de détails, notamment en ce qui concerne la politique budgétaire ; pour avoir été trop vague dans les mesures visant à financer les pertes colossales du pays ; et pour avoir manqué de vision stratégique pour l’avenir de l’économie libanaise.
Opposition farouche
Selon ses propres termes, le plan « vise à combler avec force les déséquilibres financiers et budgétaires, à réduire le déficit de la balance courante, à amener la dette publique sur une trajectoire descendante ferme, à rétablir la stabilité du secteur financier et à restaurer la confiance ». Ses auteurs établissent pour cela trois priorités. D’abord, réduire immédiatement le stock trop élevé de dette publique du Liban à un niveau soutenable. Ensuite, reconnaître les pertes dans les livres du système financier libanais, le recapitaliser et réduire sa taille à un niveau qui corresponde aux besoins réels du pays. Car tout report de cette reconnaissance des pertes et le maintien des banques en état de fonctionnement marginal, grâce à la garantie et au financement (explicites ou implicites) de la Banque centrale (BDL), les transformeraient en « banques zombies », incapables de soutenir la croissance à long terme et d’attirer des capitaux. Enfin, définir un objectif ambitieux d’excédent primaire (hors service de la dette) pour la politique budgétaire du Liban. Conjugué à la forte réduction de la facture des intérêts sur la dette publique, qui sera réalisée grâce à la restructuration de cette dernière, cet effort budgétaire conséquent permettrait de placer le ratio dette/PIB sur une trajectoire descendante.
Parmi les nombreux groupes qui ont farouchement combattu le plan gouvernemental, les plus virulents ont été la BDL et l’Association des banques (ABL). La BDL s’oppose principalement à l’idée que sa position de change négative se traduise par des pertes. De son côté, l’ABL résiste au plan car son estimation des pertes agrégées estimées dépasse les fonds propres des banques. Le plan dresse en outre le constat que les actions de banques (ordinaires ou préférentielles) ont perdu toute valeur. Cela conduit ainsi le gouvernement à reconnaître implicitement qu’une certaine forme de ponction (« haircut ») sur les grands dépôts, même sous forme de conversion forcée en instruments de capital (« bail-in »), est inévitable.
L’ABL a donc publié le 20 mai dernier un plan alternatif qui prévoit une recapitalisation partielle de la BDL à travers le transfert d’actifs de l’État (sous forme d’émission d’obligations adossées à un fonds souverain), mais minimise l’impact sur les banques de la différence significative entre les créances en dollars des banques sur la BDL et les avoirs réels de la BDL dans cette même devise. Le plan de l’ABL s’oppose également à toute décote sur la dette publique libellée en monnaie locale. Afin d’obtenir le soutien du public pour son plan, l’ABL s’est positionnée en tant que défenseur des droits des déposants face au risque de « haircut ». En réalité, le plan de l’ABL est beaucoup plus dommageable pour les déposants car il implique une période extrêmement longue de contrôle sur les transferts de capitaux et une dévaluation plus substantielle et permanente des dépôts en dollars locaux (les désormais fameux « lollars »).
Conflits d’intérêts
Alors que le FMI a clairement indiqué que sa position était en grande partie alignée sur la stratégie du gouvernement, les banques et la BDL ont réussi à mobiliser toutes leurs ressources et leur influence afin d’imposer leur point de vue. Et ce aussi bien dans les médias qu’auprès des organismes économiques (ce qui est a priori curieux, au regard de la divergence d’intérêts économiques qui existe à de nombreux égards entre ces derniers et les banques) et d’une grande partie de la classe politique. Naturellement, le fait que de nombreux hommes d’affaires et politiciens soient actionnaires de banques, et donc en situation de conflits d’intérêts, n’est sans doute pas étranger à cette unanimité…
Du côté de l’opinion publique, l’essentiel de l’offensive pour gagner son adhésion a porté sur l’argumentaire juridique et notamment la « sacralisation de la propriété privée », opposée à la perspective de conversion forcée de certains dépôts. Quelle que soit la valeur juridique, incontestable, de ce principe, ce raisonnement relève du sophisme : de fait, les déposants en dollars ont déjà perdu environ 80 % de la valeur de leurs dépôts (du fait de la différence entre le taux de change officiel et le cours réel – actuellement, aux alentours de 10 000 LL par dollar). Appliquer un plan cohérent susceptible de recevoir le soutien des organismes internationaux sera certainement plus bénéfique pour les déposants et permettra surtout d’enrayer le cercle vicieux de dévaluation et de dépression économique dans lequel nous sommes actuellement. Les cris d’orfraie sur « la menace sur le libéralisme économique » ou le risque de « mainmise sur le secteur bancaire » par la communauté chiite ont aussi fait mouche auprès d’une partie de l’opinion publique, notamment auprès des bourgeoisies chrétiennes et sunnites. En réalité, il est au contraire grand temps d’établir un système économique qui soit tout à la fois véritablement libéral et social. Autrement dit, l’antithèse du capitalisme « de connivence » et de clientélisme qui a conduit au pillage des ressources du pays et à la crise actuelle
Il semble qu’actuellement, au vu de la cacophonie au sein de la partie libanaise et l’absence de volonté politique sérieuse de parvenir à un accord, le FMI a mis les négociations en veilleuse. Cette situation est inacceptable et gravissime ; un accord doit être trouvé de toute urgence entre l’État et les banques pour assurer le succès des négociations avec le FMI et la relance de l’économie libanaise. Il est plus que jamais indispensable que le Liban ne tombe pas à nouveau dans le piège des politiques de fuite en avant nous conduisant inexorablement vers des « décennies perdues » d’inflation et de dépression économique.
Ce texte a été initialement publié dans le 4 juillet 2020 dans la section “Idées” de L’Orient-Le Jour : https://www.lorientlejour.com/article/1224644/negociations-avec-le-fmi-sortir-de-limpasse-pour-eviter-une-decennie-perdue-.html