Depuis le cataclysme de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, le Liban fait à nouveau la une des medias et occupe une place prépondérante dans l’agenda déjà très rempli des instances internationales. On se croirait revenus aux jours sombres de la guerre qui l’avait ravagé dans les années 70/80 du siècle dernier et qui a installé aux commandes les seigneurs de guerre communautaires. Néanmoins et en dépit de l’ampleur de la tragédie, des pressions exercées et des engagements fermes de ses dirigeants (les mêmes seigneurs de guerre devenus oligarques), rien n’a vraiment changé au niveau de la mauvaise gouvernance qui avait déjà plongé ce pays, autrefois Suisse du Moyen-Orient, et bien avant la catastrophe, dans la pire crise économico-financière de son histoire. Une inflation galopante, une corruption endémique, une pauvreté accrue, une dévaluation vertigineuse de sa monnaie, un chômage systémique et une émigration record, pour ne citer que ceux-ci, sont venus saper les dernières fondations d’un Etat en perdition. Les promesses formulées au président Emanuel Macron lors de ses deux récentes visites sont restées lettres mortes voir pire ont été désavouées pour laisser place à cet habituel imbroglio institutionnel et au marchandage communautaire qui n’ont que pour seul objectif le fait de préserver les acquis mal acquis d’une classe politique perverse, corrompue et incompétente. Et le peuple alors ? Question qu’on est en droit de se poser bien sûr, au même titre d’ailleurs que celle de savoir où est passé le mouvement populaire du 17 octobre qui avait séduit le monde par son engagement citoyen et pacifiste multicolore ? Pourquoi cette apathie et cette résignation quand bien même les circonstances n’ont jamais été aussi propices au changement ? Or pour avoir des réponses claires à ces nombreuses interrogations, il faut maîtriser les rouages du système et mettre en exergue certaines réalités difficiles à saisir dans un contexte géopolitique classique et une cadre démocratique normal. En fait, la phase actuelle ressemble à la situation d’un randonneur inconscient avec un nourrisson sur le dos qui est sorti des sentiers balisés ou battus et a fait une chute dans le ravin freinée pour un temps par un arbuste, puis par un pan de falaise puis par une pierre. Une aide lui est proposée pour sauver tout au moins son nourrisson mais pris entre ses deux egos (égocentrisme et égoïsme) il refuse la main tendue. Vous l’avez bien compris, le randonneur est le dirigeant et le nourrisson: les générations libanaises actuelles et à venir.
Plus pratiquement, le constat est le suivant : dans le contexte actuel, un gouvernement « de mission » tarde à voir le jour malgré l’urgence et ce, en raison des tractations partisanes habituelles et des surenchères communautaires traditionnelles; sachant que ce gouvernement et les reformes urgentes qu’il mettra en oeuvre sont une condition sine qua non à l’octroi de l’aide internationale qui assurera les liquidités nécessaires en devises et les projets d’investissements pour relancer l’économie.
Au niveau des blocages, le tandem Chiite (Amal et Hezbollah) revendique de jure le ministère des finances pour, dit-il, consolider sa représentativité au sein de l’exécutif par le biais d’une troisième signature nécessaire sur tous les décrets gouvernementaux (en plus de celles du président de la république chrétien et du premier ministre sunnite). Le clan des anciens premiers ministres sunnites le lui conteste tantôt pour le motif d’atteinte aux prérogatives du premier ministre et tantôt pour celui de refus de consacrer une pratique anticonstitutionnelle. Le président de la république cherche à faire l’équilibre entre les deux en se proposant de confier ce portefeuille aux chrétiens. Ce qui a le mérite de rapprocher les deux communautés musulmanes par leur refus de toute concession au clan chrétien qu’ils considèrent déjà surreprésenté en dépit du déséquilibre démographique manifeste. Le Patriarche maronite ulcéré par cet état des choses monte au créneau et revendique une neutralité positive et des nominations au mérite mais se voit tout de suite rappelé à l’ordre par la plus haute autorité chiite (fonctionnaire d’Etat) qui se dit prête à remettre en cause tout le système politique communautaire. Ce qui équivaut en gros à une nouvelle suppression de privilèges au détriment des chrétiens. La rue dénonce ce bazar communautaire et clame la citoyenneté mais n’a ni les moyens ni la cohésion nécessaire pour l’imposer. De surplace en surplace, le temps s’écoule et le temple s’écroule. En fait, le vrai problème est ailleurs et tous le savent sans pour autant le dire. Confier le ministère des finances à une personne indépendante et intègre déliée de toute allégeance partisane ou communautaire vaudrait octroi des outils nécessaires à la divulgation des vérités enfouies et à la mise en accusation des responsables. Pour preuve, le « grand argentier » est investi d’une part, des prérogatives nécessaires à la lutte contre l’évasion fiscale et la corruption et peut ainsi accélérer le processus du forum mondial d’échange d’informations, sur demande et/ou automatique, relatives aux comptes et actifs financiers des résidents et donc débusquer et geler les comptes des personnes politiquement exposées
ayant commis des infractions ou dont les revenus sont en totale inadéquation avec leur train de vie affiché et leur patrimoine (enrichissement illicite) . D’autre part, sa signature est nécessaire pour autoriser ou débloquer toute dotation ou dépense du gouvernement et donc servir de moyen de pression et de chantage dans la perspectives des étapes à venir. En troisième lieu, le Ministère des finances a été récemment chargé d’organiser et de gérer le processus de vérification juricomptable (forensic audit) des comptes de la banque centrale véritable vivier des transactions suspectes pour ne pas dire illicites et dans lequel nombre de politiciens et de partis politiques de tous bords ainsi que certains medias et financiers influents sont plongés. D’ailleurs, l’exemple récent de levée des boucliers de tout ce beau monde contre le programme de réforme du gouvernement sortant qui prévoyait un bail in et une « coupe de cheveux » (hair cut) des comptes des grands déposants en est une preuve tangible. Tous les responsables politiques le savent, la chute de l’un ou des uns entrainerait dans son sillage la chute de tous les autres dans un effet domino qui ne peut bénéficier qu’aux citoyens pris en otage. C’est pourquoi, il est vain de se faire des illusions. Le maintien en place du système actuel et de ses parrains ne peut augurer de rien de bon. Comme à leur habitude ils arriveront a un consensus en ayant à l’usure la communauté internationale et en prenant en otage les citoyens qui ne seront que l’ombre d’eux-mêmes…des moutons de panurge qu’on mène a l’abattoir et où les rares téméraires sortant du rang sont lynchés en exemple.
Le Président Georges Pompidou disait “que la fraude est à l’impôt ce que l’ombre est à l’homme”. Au Liban il faut rajouter ou remplacer fraude par corruption et suivisme et s’employer au plus vite à abattre l’ombre afin de sauver l’homme.
Karim Daher