Nous ne sommes plus en crise. Nous nous trouvons dans une impasse. Dans une impasse, il n’y a pas d’issue. Que faire ? Rien. Se demander comment on en est arrivé là. Il s’agit plutôt de savoir si nous étions en mesure d’échouer autre part qu’ici.
Nous ne pouvons pas dire que ce n’est pas de notre faute, nous sommes totalement responsables de ce qui nous arrive. Depuis le début, nous n’avons eu tout faux. Nous n’avons jamais partagé une vision à long terme pour un pays à construire, mais arrangé de petites combines entre des tribus mafieuses pour se partager les ressources collectives. Nous n’avons jamais agi pour l’intérêt commun, mais chacun pour ses propres intérêts, à tous les niveaux. Collectivement tous sommes nuls, individuellement nous ne pouvons rien faire, à part se plaindre puis rentrer dans les rangs et suivre le courant. En économie, nous avons créé une illusion économique. Il s’agit d’une croissance artificielle, dopée par la dette et basée sur la spéculation, non pas sur l’investissement, sur la consommation et non pas sur la production, sur un pouvoir d’achat généré par le crédit et non pas sur la création de richesses. La spéculation, la consommation et l’endettement, mis à la sauce de la corruption, produisent un mélange explosif. Surtout quand les médias, totalement inféodés au pouvoir, s’ingénient à nous abrutir. Depuis le début, nous n’avons pas cherché à partager une identité nationale. Nous étions très fiers de notre diversité. Nous nous mentions et nous mentions aux autres parce que nous n’avions pas le courage d’affronter nos différences et de tisser des liens qui nous rassemblent. Nous avons appelé notre mensonge multiconfessionnalisme ou multiculturalisme et nous l’avons érigé en marque déposée. Diversité des cultures alors que ce qui nous lie c’est l’inculture, l’inculture dans toute sa splendeur, la diversité de l’inculture qui délie les liens et nous rabaissent dans la platitude. Ce qui nous a liés c’est l’absence d’un lien. Sauf l’argent. L’argent volé, l’argent de la corruption, des corrompus et des corrupteurs, nous autres. L’argent aux multiples visages, l’argent politique, l’argent criminel, l’argent des dictatures déchues, l’argent blanchi, l’argent noirci, l’argent qui se déverse et achète nos voix et brade notre dignité humaine. L’argent des déchets, de la pourriture qui se répand aussitôt qu’on sort de l’aéroport de Beyrouth en rentrant au Liban. Quand cet argent est venu à manquer, nous avons commencé à sentir la précarité de notre situation et nous sommes devenus comme de vieilles autos tamponneuses qui s’entrechoquent sur une esplanade dévastée pour faire le spectacle. Or faire le spectacle n’est pas faire l’économie. Et chacun de nous s‘est retrouvé seul, en train d’ajuster un costume devenu trop grand pour lui. Le déséquilibre du système maintenu en équilibre à coup de transferts d’argent et de cadeaux gratuits aux banques et aux politiques a retrouvé son déséquilibre : ceux qui monopolisent la richesse ont senti l’opportunité qui s’éloigne et ceux qui paient de leurs vies pour faire vivre le système se sont retrouvés dans l’impossibilité de payer davantage.
Et chaque tribu confessionnelle s’est retournée vers son propre troupeau, les uns font la guerre en Syrie, d’autres essaient de se démarquer de leurs propre intégrisme et d’autres se réfugient chez leurs saints et dans les miracles. Tant de fuites en avant avec un regard braqué sur le rétroviseur et un retour pour idolâtrer les martyrs et les héros du siècle dernier tant le spectacle des vivants est devenu affligeant.
Depuis le début, nous avons instauré une politique de brigands qui se sont spécialisés dans le pillage des ressources au nom de la reconstruction, de la réforme et du développement. La série de scandales dans tous les secteurs est devenue un long métrage pour divertir la masse. On achète des terrains à des prix dérisoires puis on fait passer une autoroute pour faire augmenter le prix des actifs immobiliers pour vendre des parcelles de bétons enveloppées en rêves. Le béton devient le rêve et le rêve devient béton, aussi lourd à porter que le poids des intérêts à payer. Ce qu’on aurait dû se procurer c’est moins de béton, mais plus de rêve.
Puis pour reconstruire la capitale, on démolit la banlieue. Pour démolir une région, quoi de mieux que d’installer un dépotoir de déchets à son entrée. Et puis obstruer l’accès à la capitale en générant artificiellement des embouteillages monstres pour rendre les terrains inaccessibles et rares, ceux qui fait augmenter leurs prix. On y développe alors des projets immobiliers qui sont en réalité autant de comptes bancaires déconnectés de la réalité économique. C’est ainsi que se construit une ville à vendre et non pas une ville pour y vivre.
Depuis le début, nos relations sont basées sur le pouvoir et non pas sur le droit, sur la domination et non pas sur la loi, sur la soumission et non pas sur l’égalité et la dignité des hommes. Nous n’avons pas cherché à édifier des institutions, mais nous avons élevé le culte de la personnalité en dogme suprême ; un homme dans un État, un État dans un homme, ce qui se traduit par l’État c’est lui, nous avons déposé notre dignité dans les vestiaires et nous nous sommes drapés d’idées préconçues, de préjugés et de slogans vides. Aux mieux, nous nous sommes comportés comme des courtisans, au pire comme moins que des hommes. Et notre pays est devenu le pays où rien ne se passe, ou chaque jour n’est qu’une répétition ennuyeuse du jour précédant.
Nous avons fait le choix de l’inculture et de l’ignorance au détriment de la vraie culture et nous avons mis sur un pied d’égalité les médiocres et les talentueux. Nous n’avons pas établi des normes et des standards de qualité et de différentiation, tous se valent, les bons et les mauvais, les mauvais mieux que les bons, les derniers sont les premiers et les premiers sont éjectés dehors, à la recherche de leur destin ; Adieu Liban. Ceux qui restent croient remplir un vide déjà rempli par le vide. Un vide dans lequel la musique est un bruit, l’art une laideur marchandisée, la politique une manipulation et une rente, l’économie des transferts bancaires, la nature une vieille femme défigurée par des pseudo-médecins esthétiques, les femmes des créatures programmées pour consommer, les jeunes des produits à exporter en échange de voitures et les vieux les rebuts de la société. L’État, quant à lui, ne sert plus qu’à placer des dettes afin de payer tous ceux qu’on y place pour ne pas travailler.
Heureusement, ils nous disent, vous ne payez pas d’impôts. Et ce n’est pas vrai. En plus des impôts et taxes direct et indirect que nous acquittons, ils ont trouvé d’autres noms aux impôts que nous payons, ce sont les frais de garderie, les frais scolaires, les frais universitaires, les frais de transport, les frais médicaux, les factures téléphoniques, les factures d’eau et d’électricité, les droits d’entrée à la plage, les pots-de-vin, les commissions, les intérêts des dettes, les cadeaux aux banques, les surcoûts de la corruption. Nous payons les impôts les plus élevés au monde sans nous en rendre compte. Pour cela, nous avons été surpris quand notre pouvoir d’achat et notre épargne ont disparu.
Et chaque semaine nous avons droit au sourire lisse et au rire prononcé du présentateur vedette à la télé qui annonce la parole des gens. La parole des gens ? De quelles gens ? Plutôt la parole des banques et celle de la féodalité politique. Celles des politiciens de la première catégorie car il y’a des catégories chez les politiciens aussi, les chefs des clans et tous les autres, ceux qui se croient chefs, jusqu’au jour où ils se retrouvent rien de tout. La parole des gens, elle, a été confisquée dès le début.
Au commencement, nous nous sommes tus pare que nous nous sommes efforcés de croire au Printemps Libanais. Puis nous avons continué à nous taire parce que nous avons eu peur. Notre silence se prolonge jusqu’aujourd’hui parce que nous avons conscience que parler est devenu inutile. Nous sommes comme des équilibristes amateurs qui marchent sur une corde raide. Nous savons que nous allons tomber, mais nous essayons de faire durer notre numéro un peu plus.
Notre civilisation ressemble aujourd’hui à la grenouille dans une marmite d’eau qui ne sait pas qu’elle était cuite. Si vous faite bouillir une société à l’eau tiède de la corruption et vous faites chauffer l’eau graduellement en y ajoutant la religion, la confession, l’inculture, l’ignorance, l’inégalité, la pauvreté, l’impunité, l’irresponsabilité, l’endettement, l’immigration incontrôlée, l’arrogance et la petitesse, cette société, affaiblie et résignée, va finir par cuire et mourir sans jamais savoir pourquoi et comment.
4 Septembre 2016
Adib Y Tohme