Incapable de s’autogouverner, confronté sans cesse à des menaces sécuritaires liées la situation régionale et voyant désormais poindre à l’horizon les risques d’éclatement d’une grave crise économique et financière, le pays du Cèdre serait-il à terme destiné à s’inviter dans le cercle peu envié des États « fragiles » ou même « faillis » ?
Poser cette question implique d’abord de poser les termes du débat tant il est vrai qu’il n’existe à ce jour aucune définition uniforme de ces termes. Celui d’« État fragile » est apparu à l’orée du millénaire pour désigner les États ayant des institutions défaillantes et une économie fragile et/ou un potentiel important de conflits pouvant contaminer aussi bien la sécurité internationale que l’économie mondiale. Quant à la notion d’« États faillis », elle est apparue dans les années 1990 du siècle dernier pour désigner l’état d’effondrement de régimes autoritaires consécutifs à la vague de libéralisation mondiale de l’époque (notamment dans l’ancien bloc soviétique). Aujourd’hui elle désigne les pays qui se trouvent dans une situation où l’État est incapable de régler ses fonctions de base et de se maintenir comme membre de la communauté internationale. Globalement, la fragilité renvoie finalement à une échelle de vulnérabilité dont la faillite serait le degré ultime.
Incapacité
Cependant, chaque organisme international a sa propre liste des États fragiles, sur la base de critères économiques ou sécuritaires voire de gouvernance. Par exemple, l’OCDE propose un cadre de suivi multidimensionnel de la fragilité axé sur cinq vecteurs – la violence ; la justice ; les institutions ; les fondamentaux économiques et la résilience – et ceux qui présentent des vulnérabilités sur ces cinq dimensions ont de fortes chances de figurer sur sa liste. L’Agence française de développement retient elle aussi cinq catégories d’indices liées à l’État de droit, à savoir : sa défaillance; son impuissance ; son illégitimité ou non représentativité ; son économie défaillante et enfin sa société fragilisée. Enfin, le Fonds monétaire international (FMI) se fonde pour sa part sur un indice de performances élaboré par la Banque mondiale (Country Policy and Institutionnal Assessment – CPIA) à partir de 16 critères dans quatre domaines: gestion économique; politiques structurelles; politiques d’inclusion sociale et enfin institutions et gestion du secteur public.
Les données publiées par le FMI suggèrent que les États fragiles ont, en général, une structure économique moins diversifiée, sont plus exposés aux chocs et souffrent souvent d’une instabilité politique, d’institutions moins inclusives ainsi que d’une mauvaise gouvernance. En outre plusieurs indicateurs font apparaître une corrélation étroite entre fragilité et corruption.
En somme et au vu de ces définitions, il serait aisé de conclure, comme le constate d’ailleurs l’OCDE dans un rapport publié en 2011 sur la coopération pour le développement, qu’un État fragile est celui qui n’a qu’une faible capacité à effectuer les fonctions essentielles et n’a pas les moyens de développer des relations constructives et mutuellement avantageuses avec la société civile. Il est dans « l’incapacité d’adopter des décisions collectives et de les mettre en vigueur », ce qui affecte la confiance et les obligations mutuelles entre l’État et ses citoyens.
Quoi de plus éloquent comme descriptif pour définir le Liban d’aujourd’hui ? De fait, si le pays du miel et de l’encens n’est (encore) inscrit dans aucune des listes précitées, il partage nombre de leurs éléments de fragilité, qui s’accumulent au fil des ans, et pourrait donc y figurer à tout moment.
Tutelle
Une perspective qui ne serait guère sans graves conséquences. En effet, pour la plupart des organismes précités, l’inclusion d’un pays dans sa « liste » entraîne un ensemble de droits, d’obligations et de remèdes impliquant plusieurs acteurs.
Car dans le cadre de la mondialisation, l’état de fragilité ou de faillite éventuelles d’un État peut non seulement saper sa propre survie mais également mettre en danger la sécurité et l’équilibre des États environnants. Ce risque entraîne donc une intervention d’autres États afin d’assurer l’assistance financière et technique nécessaire pour permettre à l’État désormais considéré comme fragile de stabiliser sa situation et renforcer sa gouvernance en matière de finances publiques, d’infrastructures et de politiques publiques. Bref, pour lui permettre d’exercer réellement sa mission.
Mais ceci n’est pas sans contrepartie, cette assistance et ce financement souvent indispensables pour sa survie nécessitent de la part de l’État bénéficiaire un engagement de collaborer en toute transparence. Cela suppose notamment d’appliquer les mesures de stabilisation et les politiques de réforme mises en œuvre par et sous le contrôle des instances internationales comme le FMI, qui ont par ailleurs pour mission d’avertir leurs membres des vulnérabilités et risques systémiques. Cette surveillance s’exécute normalement par le biais de l’article IV des statuts du FMI qui précise que « chaque État membre fournit au Fonds les informations nécessaires à cette surveillance et, à la demande du Fonds, a des consultations avec ce dernier sur ces politiques ». En pratique, cette surveillance comprend une mission annuelle durant laquelle de nombreuses questions économiques sont abordées avec les États «surveillés» (situation macroéconomique, finances publiques, situation du secteur financier, etc.) et constitue un « sceau d’approbation » ou de « réprobation » à leurs politiques économiques avec les conséquences qui en résultent au niveau des donateurs. Autrement dit, les États fragiles ou faillis se retrouvent confrontés à une mise sous tutelle pure et simple, avec le plus souvent des plans d’austérité drastiques s’étendant sur de longues et pénibles années !
Dans un article consacré à la notion d’État fragile et publié en 2012 dans la revue Civitas Europa (n°28), le professeur français de droit public Jean-Denis Mouton définit notamment l’État comme l’expression «d’un phénomène historique, correspondant à l’émergence d’une forme de pouvoir qui se construit sur la base d’une émancipation par rapport à toutes les formes d’allégeances de type communautaire ».
Pris plus que jamais dans la tourmente des privilèges et des questions de représentativités communautaires et claniques, les Libanais gagneraient à s’inspirer de cette définition et à bâtir souverainement et rapidement un véritable État, avant qu’il ne leur soit imposé par les effets de la mondialisation…
Karim daher est avocat, enseignant en droit fiscal à l’USJ et président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic).