Après onze ans de gel et de gaspillage anticonstitutionnel des deniers publics, le vote d’un budget est à nouveau à l’ordre du jour. Avocat fiscaliste de référence, président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (AL- DIC) et auteur de deux ouvrages de sensibilisation sur les droits et devoirs des citoyens en matière fiscale, Karim Daher explique pourquoi l’adoption d’une feuille de route budgétaire ne peut plus attendre.
Constat alarmant au niveau constitutionnel et économique
« Cela fait onze ans que l’État fonctionne sans budget, en viola- tion de la Constitution libanaise, plus précisément des articles 83, 86 et 87. Chaque année, lors de la session plénière ordinaire début octobre, le Parlement est censé étudier puis adopter la loi de finance pour l’année qui suit, telle que proposée par le gouvernement mais après avoir préalablement entériné la loi de règlement* qui établit un solde définitif des comptes écoulés sur l’année qui précède, sur la base des comptes de mission et des comptes définitifs. À dé- faut de quoi le budget (loi de fi- nance) est validé lors d’une ses- sion extraordinaire qui s’étend jusqu’à la fin du mois de janvier de l’année qui suit. Si tous les délais sont dépassés, le budget peut être promulgué par décret » constate l’avocat fiscaliste.
« La première mission de la loi de finance est d’autoriser la percep- tion des recettes (impôts) ainsi que la dotation des dépenses. La seconde est une mission de pré- vision qui fixe la politique budgé- taire et économique du gouvernement afin d’agir directement sur la conjoncture économique, sociale et politique du pays. En dehors de cette autorisation, toute collecte d’impôts et de dé- penses est considérée comme illégale et anticonstitutionnelle » explique-t-il.
Comment en est-on arrivé là?
« L’État s’est retrouvé dans l’in- capacité de pouvoir adopter une loi de règlement car il n’y avait pas de comptes de mis- sion homologués par la cour des comptes. C’est sur ce point que bute actuellement l’adop- tion du budget, celle-ci requé- rant le vote préalable de la loi de règlement. Pour autant, cela n’a pas empêché l’État liba- nais de dépenser près de 100 milliards de dollars sur la base du douzième prévisionnel, et le reste par avances de trésorerie ou dotations exceptionnelles, ce qui le place depuis 2005 en infraction de la Constitution». Ce constat alarmant Karim Daher l’impute aussi au chan- gement du modèle économique libanais, lequel s’est fortement axé depuis les années 1990 sur les flux de capitaux étran- gers et l’endettement auprès des banques. Cette approche l’a mené à devenir dépendant des facteurs circonstanciels ex- ternes. « Cela a débouché sur le fait qu’aujourd’hui, l’indicateur de la Balance des paiements* occupe une place centrale pour deux raisons : en premier lieu car son excédent sert à com- penser le déficit constant de la Balance commerciale qui est de l’ordre de 15 milliards de dollars sur l’année écoulée, et d’autre part, parce qu’il est un indicateur de la santé écono- mique et de confiance des in- vestisseurs. Enfin, car il permet de compenser la réserve de la Banque centrale (BDL) en devises étrangères et donc de soutenir la livre libanaise ». Il ajoute: « Ces cinq dernières an- nées, la Balance des paiements est déficitaire dépassant les 9 milliards de dollars en chiffres cumulés ce qui a entrainé l’in- tervention de la BDL avec sa dernière ingénierie. Cette me- sure est de l’ordre du soutien fi- nancier et ne représente pas un investissement qui boosterait la confiance». D’autres chiffres l’inquiètent. « La dette publique a atteint 75 milliards de dollars c’est-à-dire 139% du PIB. Un autre indicateur est celui du dé- ficit annuel qui se creuse (ser- vice de la dette) pour atteindre aujourd’hui 11% du PIB alors que les autres États se battent pour ne pas dépasser les 3%. Le Liban est passé d’une inflation* moyenne de 2,9% ces cinq der- nières années à une déflation* de 0,8% en 2016.
La croissance économique stagne en dessous des 1%. Quant au taux de chômage, il varie entre 25% et 35%. Même la Banque mondiale dans son dernier rapport estime que 3 000 emplois sont pourvus pour plus de 20.000 demandeurs d’emploi (universitaires). En réali- té, les chiffres sont bien plus éle- vés. Le tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté liba- nais avec quatre dollars par jour ».
Seuls trois moyens permettent de financer l’État
« Le Liban est dans l’embarras car toute mesure adoptée par l’État entraînera des taxes, de la sueur et du sang » soutient l’homme de loi en reprenant Churchill. Seuls trois moyens permettraient de financer l’État :
- Imprimer de la monnaie. Ce qui aurait pour conséquence la chute de la livre libanaise, une inflation, un chômage accru et une crise sociale.
- S’endetter davantage. Si cette option est choisie, la dette publique et le déficit se creuse- ront et donneront une mauvaise image du Liban en risquant de fragiliser son secteur bancaire. D’ailleurs, le FMI vient de de- mander le gel de l’augmenta- tion de la dette publique et ap- pelle le Liban à des réformes
- Appliquer de nouveaux im- pôts. Or cette mesure est vive- ment dénoncée aussi bien par les organisations économiques que par les experts qui consi- dèrent que taxer la population en cette période de décrois- sance ne peut que détériorer le climat économique et
Les motifs d’espoir
« Les institutions ont redémarré après deux ans et demi de gel, le Parlement a voté une série de lois en suspens qui régularisent certaines situations urgentes. Le budget est à nouveau à l’ordre du jour et il existe un semblant de consensus chez nos diri- geants » énumère plutôt confiant Karim Daher. Il appelle toutes les parties à faire des efforts mu- tuels. « L’État devra faire des efforts pour plus d’austérité allant dans le sens de la compression des dépenses publiques inutiles, pour restructurer le service pu- blic en déchargeant l’adminis- tration de fonctionnaires incom- pétents. Quant au secteur privé, il lui sera demandé de soutenir l’effort de l’État et d’accepter certaines impositions dont la portée n’est pas de nature à af- fecter la croissance économique de manière irréversible. Enfin le contribuable devra lui aussi accepter de payer des impôts dans l’attente de jours meilleurs à condition de lui montrer cette plateforme de terre ferme dans un horizon d’océan ». Tous enfin devront aider à lutter contre la corruption qui gangrène la fonc- tion publique car il n’y aurait certainement pas de corrompus s’il n’y avait pas d’infracteurs et de corrupteurs. «Il va falloir com- mencer par passer en revue l’en- semble des propositions de lois visant à introduire de nouveaux impôts en analysant leur im- pact potentiel, leurs avantages et inconvénients, le tout dans le cadre d’un dialogue social guidé par le seul intérêt de la nation et des générations futures » préco- nise-t-il.
Perspectives d’avenir et réformes structurelles
« Pour ouvrir la voie à plus de jus- tice et d’équité, il est indispensable de lutter contre les inégalités ré- sultant de la fraude et de l’évasion fiscale et plus particulièrement de l’économie souterraine qui prive le Liban de deux milliards de dollars annuels. Il faut d’une part lutter contre le clientélisme et l’in- fluence des puissants et d’autre part appliquer une réforme struc- turelle de base, à savoir l’introduc- tion d’un impôt général sur tous les revenus afin qu’il n’y ait plus aucune activité qui reste exempte d’imposition. Ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent avec le sys- tème actuel d’impôts sur les cé- dules*. Toutefois cette mesure ne pourra s’appliquer avec efficacité que si elle s’accompagne de me- sures complémentaires à savoir :
- La généralisation d’un numé- ro d’identification fiscale (TIN : Tax Identification Number) pour l’ensemble des citoyens et rési- dents libanais qu’ils devront dé- clarer lors de toute tr
- Le remplacement du sys- tème obsolète des abattements fiscaux par une imposition par foyer fiscal (époux + enfants à charge) et par un quotient fami- lial plus juste et plus équitable qui atténuera la progressivité de l’impôt selon la situation et les moyens familiaux de
- La révision de la loi sur le se- cret bancaire qui aujourd’hui, avec l’échange automatique d’informations (GATCA), ne peut plus servir de motif pour justifier le flux de capitaux de l’étranger.
Un autre moyen de favoriser la justice sociale est de diminuer l’écart entre les impôts indirects et directs, lesquels sont estimés à une proportion de 70%/30%. Sans oublier la réforme des sys- tèmes éducatif et de santé ».
Justice sociale : quels avantages ?
« Lorsqu’ils ont confiance dans l’État, les citoyens ont tendance à consommer et à investir da- vantage dans l’économie de leur pays. Les Libanais au patrimoine inférieur à 100 000 dollars mais aussi la majorité des personnes vivant sous, ou au niveau, du seuil de pauvreté pourront ain- si être de véritables moteurs de croissance ».
Il s’agirait aussi de passer d’une économie d’épargne non pro- ductive et principalement de ser- vices à une économie productive qui profiterait du capital libanais et de son esprit d’initiative et d’innovation. Il faut donc modi- fier la règlementation en place et introduire des mesures de faveurs et d’exemptions fiscales à toutes les activités pionnières comme l’éco-tourisme, la tech- nologie de pointe, l’économie du savoir, la robotique, l’industrie, les énergies renouvelables, le re- cyclage, les bâtiments écolos ou encore l’agriculture bio.
Il serait par ailleurs nécessaire de réviser certains impôts dé- sormais obsolètes et non adap- tés au changement et à la mon- dialisation, en régularisant par exemple la situation des capitaux étrangers détenus par des résidents (Impôt sur le revenu de capitaux mobiliers) et en réformant l’impôt sur les suc- cessions et donations pour per- mettre un transfert préalable par étape à la nouvelle généra- tion, exempté de taxes afin de stimuler son esprit d’initiative et ses idées d’investissements. Elle permettrait aussi et sur- tout de mettre un terme à la pratique hypocrite actuelle des ventes déguisées qui pénalisent le Trésor. Enfin, il faudrait mo- difier ou réformer l’impôt sur l’immobilier pour lutter contre les non-impositions de certains intermédiaires et accorder des exemptions pour juste motif (résidence principale ou secon- daire) d’une part mais aussi pour annuler l’impôt direct non justifié sur la valeur locative, lequel est à la charge d’un pro- priétaire résident, en le rempla- çant par une taxe foncière dont les revenus iront aux pouvoirs locaux (municipalités et collec- tivités locales) pour une utilisa- tion au profit du résident.
*La loi de règlement : À la fin de chaque exercice budgétaire, la loi de règlement arrête le montant définitif des dépenses et des recettes de l’État, ratifie les opérations règlementaires ayant affecté l’exécution du budget, fixe le résultat budgétaire et décrit les opérations de trésorerie.
*La balance des paiements est un document statistique élaboré sous forme comptable, élément de la comptabilité nationale recensant les flux de biens, de services, de revenus, de transferts de capitaux, et les flux financiers que les résidents d’un pays dans leur ensemble (particuliers, entreprises ou État) ont réalisé avec ceux du reste du monde.
*Déflation : En économie, la déflation est un phénomène de baisse générale des prix constatée sur une période suffisamment longue. Elle est la conséquence d’une demande globale qui ne suffit pas à absorber la quantité de biens et services produits par l’économie. Les périodes de déflation sont peu fréquentes contrairement à l’inflation qui est le phénomène opposé. On ne doit pas confondre la déflation avec la désinflation qui est la baisse du taux de l’inflation.
*Cédules : Catégorie administrative de revenus imposables à l’impôt sur le revenu.