Turning Point Constitutionnel
“A force de tout voir, on finit par tout supporter… A force de tout supporter, on finit par tout tolérer… A force de tout tolérer, on finit par tout accepter… A force de tout accepter, on finit par tout approuver“. Ces mots de Saint Augustin, prononcés en 430 ap JC, s’adaptent aujourd’hui à la majorité des libanais lassés par les attentes et convaincus que l’honnêteté dans ce pays n’était plus rentable. Pour eux, il est vain de croire au changement ou d’essayer d’y parvenir dans une société où politique, clientélisme et corruption font bon ménage. En pleine déliquescence institutionnelle, le pays s’enfonce donc inexorablement depuis quelques années dans des travers et vers des tréfonds jamais atteints auparavant même aux pires moments de la guerre. Le fait pour le législateur, par exemple, de suspendre pendant plus de douze ans le processus budgétaire démocratique d’adoption des lois de finance et de règlement n’a entrainé aucune réaction significative de masse de la part des administrés; fût-elle réprobatrice ou d’abstinence civile. Bien au contraire, ces derniers n’hésitent jamais à renouveler leur confiance aveugle à ces mêmes élus lors d’élections tronquées par le syndrome communautaire et truquées par les allégeances partisanes. Ils laissèrent, de la sorte, aux gouvernements successifs issus de majorités hybrides, la latitude de percevoir indûment des impôts et de creuser les déficits publics. Leur passe-droit ? La règle du douzième provisoire qui leur permet de dépenser sur la base proportionnelle mensuelle du budget de l’année qui précède. Or, cette règle est limitée, en principe et à titre tout à fait exceptionnel, au seul mois de janvier qui suit l’année au cours de laquelle la nouvelle loi de finance aurait dû être adoptée. Force est donc de constater que ce douzième provisoire a été prorogé depuis 2006, indûment et illégalement, pour atteindre un total cumulé de 273 mois à ce jour (record toujours en cours bien entendu !).
Cette situation atypique a même encouragé la classe dirigeante à aller encore plus loin dans l’illégalité et à pousser l’incohérence vers des limites jamais atteintes. C’est ainsi, qu’en pleine étude du Budget 2017, le Parlement a procédé le 19 juillet contre toute attente au vote dans la confusion la plus totale de deux lois portant sur de nouvelles dépenses et sur leur financement hors budget. La première, portait sur la revalorisation de l’échelle des salaires dans la fonction publique et l’autre, la Loi No 45, à son financement…du moins selon l’intitulé qui lui a été donné.
Bien mince était la portion d’espoir de voir quelqu’un réagir et contester constructivement …et pourtant !
Et pourtant, il s’est trouvé dans cet imbroglio, des personnes capables de croire que tout était encore possible et que les seules limites sont celles que l’on se donne. Les arguments et griefs contre la loi de financement furent soumis à l’évaluation du Conseil Constitutionnel par le biais d’un recours en invalidation. Le Conseil contre toute attente a suspendu dans un premier temps l’application de la Loi avant de l’abroger dans sa globalité pour l’inconstitutionnalité d’un certain nombre de ses mesures.
Bien évidemment, cette décision n’a pas fait l’unanimité. Certains l’ont saluée en considérant que le Conseil avait pleinement tenu son rôle de régulateur et de gardien de la Constitution. D’autres, par contre, l’ont décriée en estimant qu’elle empiétait sur les prérogatives du législateur et servait l’intérêt d’une minorité de profiteurs.
Sans parti-pris ni surenchère, les développements qui vont suivre viseront à évaluer et à analyser très synthétiquement deux des quatre motifs juridiques d’invalidation qui font débat.
En effet et concernant le second motif d’invalidation, relatif au non-respect des principes d’unité, d’universalité et d’annualité de la loi de finances, le Conseil Constitutionnel a voulu rappeler la primauté de la loi de finances (Budget) qui est un acte d’autorisation de la collecte et de la dépense publiques pour l’année à venir. Une loi particulière votée chaque année par le Parlement. Ceci a pour corollaire l’établissement obligatoire en fin d’année d’une loi de règlement qui arrête le montant définitif des recettes et des dépenses budgétaires réalisées au titre de l’année qui précède de même que le solde budgétaire d’exécution pour permettre un meilleur contrôle parlementaire. Ainsi, certaines dispositions relèvent du domaine obligatoire et exclusif de la loi de finances et ne peuvent être insérées dans une autre loi ordinaire. Ce sont, pour l’essentiel, les dispositions relatives à l’autorisation de perception des impôts et à la détermination des plafonds de dépenses et d’emplois. En l’absence d’un Budget et d’une loi de finances régulièrement adoptés par le parlement, une loi ordinaire ne peut pas, sans méconnaitre la Constitution et prendre le risque de se voir censurée par le Conseil Constitutionnel, empiéter sur le domaine réservé aux lois de finances ou même prévoir des mesures fiscales, comme l’a fait la Loi No 45, si l’autorisation de perception d’impôts n’a pas été préalablement accordée par la loi de finances de l’année concernée. C’est le message principal qu’a voulu donc délivrer le Conseil Constitutionnel par sa Décision No 5/2017.
Quant au troisième motif invoqué, il est en rapport avec la mesure complémentaire à la hausse de l’impôt sur les dépôts bancaires prévue à l’article 17 de la loi abrogée qui vise, d’une part, à priver les entreprises commerciales et financières soumises au régime du bénéfice réel du droit à la récupération de cet impôt pour éviter la double imposition et d’autre part, à obliger les professions libérales à intégrer leurs revenus financiers – déjà imposés – dans la base de calcul de leur revenu professionnel soumis à l’impôt progressif et donc de subir une double imposition. Le Conseil Constitutionnel n’a débattu dans son délibéré que du cas des professions libérales en confirmant la violation du principe d’égalité devant l’impôt et en considérant que la discrimination entre contribuables n’est possible que si elle répond à l’intérêt public et aux objectifs de la loi. Or, dans le cas d’espèce ceci ne se vérifiait pas.
A la lumière de ce qui précède, deux remarques s’imposent. En premier lieu et contrairement aux nombreuses critiques, les banques ne sont pas concernées par la décision du Conseil Constitutionnel bien que mentionnées dans le recours. Ce qui laisse la porte ouverte à leur imposition dans le cadre de l’adoption par le législateur d’une nouvelle mouture conforme aux normes constitutionnelles.
En second lieu, le débat sur l’égalité, la justice et l’équité de l’impôt s’avère aujourd’hui nécessaire mais ne peut s’inscrire que dans le cadre d’un projet de réforme du système dans son ensemble. Or, tout discours sur la réforme de l’impôt bute aussi sur ses limites. Qui admet en réalité les effets salutaires et impératifs d’une meilleure répartition de la charge fiscale et de l’introduction concomitante de nouveaux impôts, ne peut échapper longtemps à l’interrogation que fait peser le seuil fiscalement tolérable aussi bien pour l’économie que pour les contribuables au regard des mesures apportées et de l’opportunité de leur introduction immédiate.
Comme le disait Christian de Brie: «La fiscalité, le système économique et le milieu social sont en effet…dans une situation de dépendance réciproque». C’est d’ailleurs quand les principaux décideurs auront compris cette équation, que le vrai changement pourra s’opérer vers le meilleur… Mais entre-temps la décision du Conseil Constitutionnel aura constitué un véritable tournant dans la manière d’aborder la chose publique au Liban … Un Turning Point.
Karim Daher[1]
[1] Avocat Fiscaliste et Enseignant Universitaire. Président de l’Association Libanaise pour les Droits et l’Information des Contribuables (ALDIC). Auteur du Livre “Les Impôts au Liban”.