Par Karim DAHER
Depuis plus d’un mois, la vague rouge blanc vert qui a inondé les places et les rues a donné un air de fête à de sinistres endroits qui dégageaient hier encore les senteurs d’un passé douloureux et d’un futur incertain.
Nul doute que la plus belle des images que l’on puisse garder de cette fête de l’espoir, celui de la renaissance d’un peuple et de la consécration d’une nation, est le brassage incroyable à la fois d’idées, de styles, de philosophies, de communautés et de classes sociales. Une agora ou « le tout » et « le personne » font bon ménage; faisant fi des différences et chantant à l’unisson. Et c’est exactement là que réside le principal acquis de cette révolution. Un nouveau brassage et un contrat social qui s’écrit par et pour le citoyen libanais.
Peur de lendemains moins chantants
Cependant, alors que pointent à l’horizon la misère, les mines déconfites par le poids des échéances et des SOS étouffés dans des balises en détresse, la peur de lendemains moins chantants et de réveils très douloureux.se fait aussi de plus en plus prégnante J’ai d’ailleurs été littéralement assailli par les appels et relances d’amis et de connaissances, résidents ou expatriées, se disant prêts à aider immédiatement et par tous moyens. Mais comment peut-on matérialiser ces élans sincères et les traduire en action en l’absence d’un État faustien ou partenaire qui en établirait les bases et consacrerait les normes ? Comment procéder à une redistribution des aides proposées des personnes économiquement les plus avantagées vers les moins avantagées ?
Pour pouvoir comprendre et proposer, il importe de réfléchir un instant sur le concept de redistribution et sur ses motivations. En effet, il y a peu de doute que la situation économique et financière ayant stimulé le mouvement de contestation n’aboutisse pas dans une logique implacable à la faillite du système bancal encore en place et au dépôt de bilan. J’avais d’ailleurs prévenu il y a plus d’un an dans ces colonnes que le Liban se dirigeait inexorablement vers le statut peu envié des États « fragiles » marqués par une échelle de vulnérabilité dont la faillite serait le degré ultime. Aujourd’hui nous y sommes et bien que rien n’ait été fait pour s’en prémunir, il importe de mettre en avant des solutions urgentes afin d’anticiper les problèmes de pauvreté galopante (qui passerait à 50% de la population selon la banque mondiale), de chômage endémique (plus de 25%) et d’iniquité grave. Sinon la fête aura un goût de défaite et les amants se sépareront pour retrouver leurs anciennes allégeances et s’entredéchirer à nouveau. Trois priorités sont donc à mettre en avant.
Protéger les petits déposants
La première, citoyenne, consisterait à établir, sur les places de la révolution et dans l’attente de la résurgence d’un véritable État, une plateforme d’échanges numérique permettant aux personnes démunies ou en manque d’assistance (scolarités, traitement médical, emploi, etc.) de solliciter une aide (don ou prêt) qui serait assurée via cette même plateforme par une ou plusieurs personnes touchées par le profil et désirant aider. L’offre et la demande seraient ainsi gérées par un organisme à but non lucratif assisté par des professionnels rémunérés et sous le contrôle d’un audit qualifié publiant ses rapports et comptes en toute transparence sur ladite plateforme. Une législation d’appoint et une fiscalité adaptée devrait néanmoins être mises en place pour assurer à ce système d’entraide la pleine réussite.
La deuxième priorité est en rapport avec la restructuration plus que probable de la dette publique libanaise par le bais de ce qui est communément appelé le « Hair Cut ».– une décote ou plutôt une réduction du montant de la créance sur la dette souveraine qui se répercutera ensuite sur les déposants et titulaires d’actions normales ou privilégiées des banques. Il faudrait à ce titre et par soucis de justice, que le montant de la décote ne soit pas définitivement perdu et que le fardeau des pertes soit équitablement réparti. Or beaucoup de déposants résidents (au Liban) ont réussi ces derniers temps à transférer leurs fonds et actifs financiers pour les mettre à l’abri à l’étranger. Il est donc important que ce « Hair Cut » soit proportionnel et progressif au-delà d’un certain plafond de dépôts (en évitant les petits déposants). Cela passe ensuite par la récupération des montants volés ou perçus indument durant trois décennies par le fait de la corruption et du trafic d’influences politiques. Ceci passe enfin par des mesures fiscales d’appoint tendant à établir des taxes affectées permettant d’individualiser les ressources en faveur de certaines politiques et d’assurer une meilleure acceptation des prélèvements correspondants. Elles iront alimenter, avec celles de l’argent volé récupéré, un fonds souverain dont l’objectif serait d’investir dans l’économie locale productive et d’assurer le financement de mesures tendant à lutter contre l’exclusion et la pauvreté (soins de santé généralisés, assurance contre le chômage involontaire, retraite, etc.). Ce fonds sera aussi une garantie pour la récupération a posteriori de la ponction effectuée au titre de la restructuration de la dette.
La troisième priorité enfin, qui découle de la seconde, tend à protéger les petits déposants de toute faillite ou insolvabilité éventuelle des établissements bancaires et consiste à hausser la garantie des dépôts du minimum actuel de 5 millions de livres libanaises à 150 millions.
En somme, il faudrait consolider les acquis de la révolution et afficher des objectifs clairs afin que les conséquences des politiques hasardeuses et du surendettement excessif ne retombent pas sur ceux qui ne le méritent pas et que ça soit la société libanaise dans toutes ses composantes qui en paie en définitif le prix fort et son nouveau pacte national qui en fasse les frais. Le philosophe chinois Sun Tzu ne disait-t-il pas que «Le meilleur moyen de ne pas atteindre ses objectifs est de ne pas en avoir» ?