Commentaire de la Décision du Conseil Constitutionnel
No 5/2017 du 22/09/2017
par Me Karim DAHER([1])
Avocat Fiscaliste, Enseignant Universitaire
Président de l’Association Libanaise pour les Droits et l’Information des Contribuables (ALDIC).
Depuis une dizaine d’années, le Liban subit une nouvelle forme de blocage de ses institutions liée aux conflits d’intérêts des principaux décideurs. Une des manifestations éclatantes de cette mauvaise gouvernance résidait dans le non-respect par le législateur des règles de préparation, de présentation et d’exécution du budget de l’Etat dans le cadre d’un ensemble de règles et procédures cohérentes qu’on appelle les finances publiques. A ce titre, le pays s’est vu privé, pendant près de douze ans, de l’adoption dans les règles d’une loi de finances seule habilitée à déterminer et à autoriser les recettes et les dépenses annuelles de l’Etat; dans le cadre d’une politique économique claire dirigée vers l’intérêt public et qui tient compte des circonstances. Le pouvoir public eut recours, pour s’auto-autoriser la perception d’impôts et le paiement des charges et dépenses, à la règle du douzième provisoire qui permet au gouvernement de dépenser sur la base proportionnelle mensuelle du budget (adopté) de l’année qui précède. Or, cette règle est limitée, en principe et à titre tout à fait exceptionnel, au seul mois de janvier qui suit l’année au cours de laquelle la nouvelle loi de finances aurait dû être adoptée (donc pratiquement le mois de janvier 2006).
C’est dans le cadre de cette situation inique et alors que le Budget 2017 était encore sous étude, que le Parlement a adopté le 19 juillet 2017 deux lois portant sur de nouvelles dépenses et sur leur financement hors budget. La première, la Loi No 46 est en rapport avec la revalorisation de l’échelle des salaires dans la fonction publique et l’autre, la Loi No 45, à son financement…du moins selon l’intitulé qui lui a été donné.
Contre toute attente, cette infraction constitutionnelle n’est pas passée, comme bien d’autres malheureusement avant elles, sous silence ou dans l’indifférence la plus totale.
Les arguments et griefs contre la loi de financement No 45 (ci-après « la Loi ») furent minutieusement compilés et soumis à l’évaluation du Conseil Constitutionnel par le biais d’un recours en invalidation présenté par dix députés comme l’exige l’article 19 de la Constitution. Le Conseil a suspendu dans un premier temps l’application de la nouvelle Loi avant de l’abroger dans sa globalité pour inconstitutionnalité d’un certain nombre de ses dispositions et ce, par sa Décision No 5/2017 du 22 septembre 2017 adoptée a l’unanimité de ses membres.
Bien évidemment, cette décision n’a pas fait l’unanimité. Certains l’ont saluée en considérant que le Conseil avait pleinement tenu son rôle de régulateur et de gardien de la Constitution. D’autres, par contre, l’ont décriée en estimant qu’elle empiétait sur les prérogatives du législateur et mettait en danger le financement de la nouvelle échelle des salaires.
Les développements qui vont suivre viseront simplement à évaluer et à analyser juridiquement et objectivement chacun des motifs juridiques d’invalidation contenus dans la décision du Conseil Constitutionnel, les trois premiers soumis par les requérants et le quatrième soulevé d’office par le Conseil.
- Premier Motif: La violation de l’article 36 de la Constitution et de l’obligation de procéder au vote nominatif.
En effet et concernant le premier grief, à savoir le non-respect de l’adoption d’un projet de loi par appel et vote nominal des députés conformément aux dispositions de l’article 36 de la Constitution et subsidiairement des articles 78 et 85 du règlement intérieur du parlement, il est clair que ceci ne souffre d’aucune contestation possible; surtout que les faits ont été rapportés et prouvés par le biais d’un enregistrement de la séance. Le vote nominal étant garant de transparence et de représentativité effective, le choix du député, qui représente la volonté populaire et son électorat, doit être clairement identifié afin de rendre compte de son action notamment en matière d’imposition et de finances publiques. Telle est la norme suivie dans toute démocratie représentative comme la nôtre. Néanmoins et dans l’éventualité où les autres arguments auraient été rejetés ou que le recours se serait limité à ce seul point, il aurait été plus que probable que la même Loi contestée aurait fait l’objet d’un nouveau vote dans l’urgence au Parlement selon les normes et sans aucune modification de son contenu.
- Deuxième Motif: Non-respect des principes d’unité, d’universalité et d’annualité de la loi de finances.
Pour ce qui est de ce second motif d’invalidation, à savoir, le non-respect des principes d’unité, d’universalité et d’annualité de la loi de finances, le Conseil Constitutionnel a voulu rappeler tout d’abord à ceux qui l’avaient sans doute oublié que le Budget est un acte d’autorisation de la collecte et de la dépense publiques pour l’année à venir. Une loi qui relève d’une catégorie de lois bien particulière votée chaque année par le Parlement (expression de la volonté populaire) qui autorise le pouvoir exécutif à prélever certaines ressources (impôts et taxes) et à dépenser ces ressources d’une manière prévue précisément par ladite loi. Ce qui au demeurant assure une cohérence et un équilibre des comptes. Cette loi comprend une politique budgétaire qui consiste en un ensemble de mesures visant directement à agir sur la conjoncture économique mais aussi sociale et politique. Ceci a pour corollaire l’établissement obligatoire en fin d’année d’une loi de règlement, prévue par l’article 87 de la Constitution, qui arrête le montant définitif des recettes et des dépenses budgétaires réalisées de même que le solde budgétaire d’exécution pour permettre un meilleur contrôle parlementaire. En l’absence de la seconde, la première ne peut être ni publiée ni entrer en vigueur.
En effet, comme dans toute démocratie parlementaire, le débat sur la loi de règlement se trouve être le temps fort du contrôle et de l’évaluation parlementaire basée sur des rapports annuels de performance de chaque Ministère et les conditions d’exécution de son budget.
- Les principes d’unité et d’annualité:
Certaines dispositions doivent obligatoirement figurer dans la loi de finances et ne peuvent être insérées dans une autre loi ordinaire. Ce sont, pour l’essentiel, les dispositions relatives à l’autorisation de perception des impôts, à l’évaluation des ressources de l’Etat, à la détermination des plafonds de dépenses et d’emplois ainsi qu’à l’équilibre budgétaire de la trésorerie. Le Conseil constitutionnel français les a qualifiés de domaine obligatoire et exclusif[2]. En l’absence d’un Budget et d’une loi de finances régulièrement adoptés annuellement par le Parlement, une loi ordinaire ne peut, sans méconnaitre la Constitution et prendre le risque de se voir censurée par le Conseil constitutionnel, empiéter sur le domaine réservé aux lois de finances. C’est le message principal qu’a voulu donc délivrer le Conseil Constitutionnel par sa Décision No 5/2017. Il a en outre lié les principes d’unité et d’annualité en rappelant l’exigence pour le Budget de décrire pour une année déterminée, l’ensemble des recettes et des dépenses budgétaires de l’Etat qui sont regroupées dans un seul et même document. Ce principe a pour avantage de permettre une appréciation exacte de la situation financière de l’Etat pour se prononcer sur les dépenses proposées par le gouvernement selon un ordre préférentiel; c’est-à-dire en fonction de l’importance et de l’urgence des mesures envisagées.
Certes, certains impôts comme l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur les revenus nets annuels des propriétés bâties, peuvent être modifiés en cours d’année mais toute prise d’effet immédiate des nouveaux taux est politiquement délicate car les barèmes d’imposition connus en début d’année servent de matrice à l’établissement du Budget. De plus, il est établi dans certains pays comme la France, dont nous tirons la majeure partie de nos lois et de notre jurisprudence, qu’en cas de dépassement ou de modification des prévisions en cours d’année, la loi de finances pourra être corrigée par des lois rectificatives votées en cours d’année[3]. Mais ceci suppose, là aussi, que les lois de finances et de règlement aient été préalablement votées comme l’a précisé le Conseil Constitutionnel dans sa Décision No 5/2017.
En effet, les recettes sont soumises à une double autorisation: l’une indépendante de la loi de finances (mais qui peut néanmoins y être incorporée) par laquelle le Parlement vote la loi fiscale (permanente) ; l’autre, contenue dans la loi de finances par laquelle le Parlement donne chaque année au gouvernement le droit de l’appliquer et de percevoir les recettes correspondantes.
C’est ainsi que «L’autorisation de recevoir entraine l’obligation de percevoir l’impôt et interdit l’octroi de franchises ou exonérations non prévues par la loi qui ne pourraient avoir pour effet que de violer le principe de l’égalité des citoyens devant l’impôt. La référence au système fiscal rend donc impossible, de façon absolue et sous peine de graves sanctions, la perception de contributions qui n’auraient pas été régulièrement votées par le législateur»[4].
- Le principe d’universalité:
Le principe d’unité ne peut non plus être détaché d’un autre principe élémentaire tout aussi important: celui de l’universalité qui implique deux règles. D’une part, l’application de la règle de non-affectation des recettes aux dépenses qui vise à éviter que chaque catégorie de recettes soit réservée à la couverture d’une seule catégorie de dépenses empêchant par là même toute gestion centralisée et coordonnée des comptes de l’Etat. Les recettes publiques étant, quelle que soit leur source, confondues dans une masse unique et indifférenciée visant à réaliser l’intérêt public de la collectivité. A défaut, chaque catégorie de contribuables se croira investie du droit d’affectation de ses contributions et taxes à ses propres besoins et l’idée de l’Etat Nation disparaitra.
Ce principe implique aussi, d’autre part, l’application de la règle de non-contraction des recettes et des dépenses donc d’inscription séparée des recettes et dépenses et de non-compensation entre elles. Il vise à faciliter le contrôle du Parlement et empêche la constitution de caisses noires ou la dissimulation de charges qui nuiraient à la lisibilité et à la sincérité du Budget. Il sous-tend aussi qu’il serait impossible de prévoir une dépense budgétaire quelconque s’il ne lui est pas budgétisé une ressource correspondante dans la loi de finances. Or, dans le cas d’espèce, la loi de finances 2017 en voie d’adoption ne prévoyait pas la budgétisation des ressources contenues dans la Loi invalidée No 45 et ce, contrairement au principe établi par l’article 83 de la Constitution.
Donc en bref, tout était bloqué au niveau des impôts en l’absence des lois de finances et de règlement. Les deux pouvoirs législatif et exécutif étant par conséquent dans l’impossibilité d’adopter de nouvelles mesures fiscales en l’absence de régularisation de cette situation inique proche de «l’hérésie» fiscale. Mais ceci peut aussi insinuer en somme et dans un raisonnement a contrario, que dans l’hypothèse où la loi de finances avait été préalablement votée par le Parlement, les mesures fiscales additionnelles proposées dans la loi abrogée auraient pu être introduites en cours d’année par le biais de ce qui est appelé les lois rectificatives. Celles-ci interviennent pour corriger la loi de finances en cas de dépassement ou de modification des prévisions en cours d’année.
- Troisième Motif: La double imposition et le non-respect du principe d’égalité.
Le troisième grief invoqué par les requérants, était en rapport avec la mesure complémentaire à la hausse de l’impôt sur les dépôts bancaires (5 à 7%) prévue à l’article 17 de la loi abrogée qui visait, d’une part, à priver les entreprises commerciales et financières soumises au régime du bénéfice réel du droit à la récupération de cet impôt pour éviter la double imposition et d’autre part, à obliger les professions libérales à intégrer les revenus financiers – déjà imposés dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers via les retenues à la source – dans la base de calcul de leur revenu professionnel soumis à l’impôt progressif et donc de subir le passage aux tranches supérieures de cet impôt au même titre qu’une double imposition. L’argumentation du recours se basait sur l’entorse au principe d’égalité des citoyens devant la loi et les charges publiques consacré par le paragraphe (c) du préambule de la Constitution et son article 7; car la mesure décriée n’était applicable qu’à une catégorie précise de contribuables et en exemptait d’autres tels que les fonctionnaires ou les salariés. Ce qui constituait en soi une atteinte au principe d’égalité devant l’impôt. Le Conseil Constitutionnel n’a débattu dans son délibéré que du cas des professions libérales en confirmant la violation du principe d’égalité. Principe qui s’applique selon le Conseil à ceux qui sont dans la même situation ou dans des situations similaires et qui devraient avoir les même droits et obligations. Mais ce principe d’égalité et d’équité consacré par les textes et la décision du Conseil Constitutionnel ne signifie nullement un équilibre «exponentiel» de traitement mais devrait permettre au législateur, selon ledit Conseil, une discrimination «positive» entre les personnes qui ne sont pas dans la même situation et ce, en fonction de l’intérêt public et selon les objectifs de la loi.
Il a donc vite fait de préciser que ce principe d’égalité ne s’appliquait, dans un système d’imposition cédulaire comme le nôtre, qu’à ceux qui relèvent de la même cédule ou de la même catégorie. Le Conseil a en revanche estimé que la mesure prévue pour les professions libérales à l’article 17 les assujettissait à une double assiette fiscale et donc à une double imposition pour le même revenu; ce qui était de nature à augmenter leur charge fiscale sans justification en sus d’une série de complications au niveau du calcul des intérêts des comptes joints.
En fait et au niveau des principes, Il est entendu qu’aucun individu n’est en droit de bénéficier d’une exemption ou d’un privilège fiscal qui ne soit accessible aux personnes se trouvant dans une situation similaire. Ceci signifie que toute personne remplissant les mêmes conditions pour l’application d’une imposition doit être soumise à cette dernière. Ce qui n’est d’ailleurs pas le cas actuellement avec les nombreux cas d’évasion et de fraude tolérés ou couverts tacitement par le pouvoir public lui-même.
La jurisprudence des tribunaux administratifs français a d’ailleurs été dans ce sens à plusieurs reprises en affirmant que:
(…)L’impôt créé pour atteindre une situation ou pour frapper certains faits doit être supporté par tous ceux qui possèdent cette situation ou qui accomplissent les faits en cause. Le régime de faveur accordé à certaines catégories de contribuables ou, au contraire, le traitement plus rigoureux qui leur serait réservé apparaîtrait certainement contraire à l’égalité devant l’impôt (…) Il n’en serait autrement qu’au cas de dérogations prévues, à titre provisoire, pour éviter une double imposition à la charge de certains contribuables, à la suite d’une modification de la règlementation fiscale. A fortiori, l’application d’un régime de faveur ou celle d’un traitement plus rigoureux, vis-à-vis d’un ou plusieurs individus nettement déterminés apparaît-elle comme une violation flagrante du principe de l’égalité devant l’impôt.»[5]
Dans le même sens:
«En ce qui concerne les contributions directes, le principe de l’égalité devant l’impôt s’oppose, d’une part, à ce qu’une taxe applicable à une catégorie de contribuables déterminée par l’autorité compétente, soit appliquée différemment aux contribuables faisant partie de cette catégorie; d’autre part, à ce qu’une taxe spéciale soit créée pour une catégorie de contribuables uniquement pour la faire bénéficier d’un régime de faveur ou lui imposer un régime plus sévère.»[6]
La Commission de législation et de consultation du Ministère de la justice libanais[7] avait elle aussi adopté une position de principe similaire en affirmant que tous les contribuables se trouvant dans une même situation, sont soumis au même régime fiscal d’imposition sans discrimination ou distinction qui favoriserait certains ou défavoriserait d’autres.
Or, ce principe d’égalité et d’équité ne signifie nullement un équilibre «exponentiel» de traitement mais devrait permettre une discrimination «positive» en fonction des capacités contributives de chacun, des situations familiales ou professionnelles. Il demande à tous les contribuables un même effort.
Ce principe peut prendre deux formes: l’équité verticale qui cherche à diminuer les écarts de niveau de vie entre les ménages et qui se veut distributive et à sacrifice égal. Tandis que l’autre forme, consiste en une équité horizontale qui énonce que deux personnes dans la même situation devraient avoir les même droits et obligations. Il s’oppose aux discriminations quelles qu’elles soient.
Dans le sens des discriminations positives, John Rawls avait d’ailleurs spécifié qu’une société est juste quand elle respecte les trois principes suivants : (i) la garantie des libertés de base pour tous ; (ii) l’égalité équitable des chances et enfin (iii) le maintien des seules inégalités qui profitent aux plus défavorisés ou qui tendent à la réalisation d’un projet d’intérêt général capable de profiter à tous ou à une large frange de citoyens (à l’instar de l’aménagement du territoire ou de l’éducation ou de la couverture médicale générale, etc.).
- Quatrième Motif: L’ambiguïté dans le contenu de l’article 11 de la Loi (l’exploitation illégale des biens-fonds maritimes).
Ce quatrième motif n’a pas été abordé par les requérants. Il a été soulevé d’office par le Conseil Constitutionnel mais n’a pas fait l’objet de longs développements. Il concerne l’article 11 de la Loi No 45 relatif à la régularisation des travaux et de l’exploitation illégale des biens-fonds maritimes. Le Conseil a estimé à ce propos que la présentation de l’article sur six pages en plusieurs titres, chapitres et sections contrevenait aux usages et formes adoptés généralement dans la présentation des lois. Le contenu était de surcroit confus et ouvrait la voie à une application discrétionnaire qui, selon le Conseil, nuit à la justice et au principe d’égalité des citoyens ou qui pourrait dénaturer l’intention réelle du législateur. Ceci est sans doute imputable au fait que ces mesures qui faisaient l’objet à l’origine d’une loi indépendante longtemps débattue au Parlement ont été intégrées à la va-vite dans le projet de loi sur le financement de l’échelle des salaires dans la fonction publique pour être votées avec lui. Une loi dans la loi en somme. Une nouvelle mouture plus claire et faisant l’objet d’un projet de loi indépendant pourrait permettre aux initiateurs de ce projet de le remettre à l’ordre du jour.
- Synthèse.
A la lumière de ce qui précède, deux remarques s’imposent en ce qui concerne le troisième motif d’invalidation relatif à la double imposition et au non-respect du principe d’égalité.
En premier lieu, le Conseil Constitutionnel n’a pas abordé le cas des banques et autres sociétés financières soumises au régime du bénéfice réel. Bien au contraire sa décision restreinte aux professions libérales laissait la porte ouverte à l’adoption par le législateur, dans une nouvelle mouture, de la mesure contenue dans le premier alinéa de l’article 17-2 contesté; à savoir: la perte du crédit d’impôt que constituait l’impôt de 5% (ou 7% en cas de reconduction de la mesure) retenu à la source et son utilisation comme seule charge déductible du résultat imposable au titre de l’IR ou de l’IS. C’est d’ailleurs ce qui a eu lieu par le biais du projet de loi présenté par décret[8] au Parlement et qui comprenait une nouvelle mouture des mêmes dispositions fiscales adoptées dans la Loi No 45 invalidée où seuls deux changements ont été opérés (à l’heure de la publication de cet article la loi aura déjà été votée et publiée).
Le premier, comme précité, portait sur une nouvelle répartition formelle en articles et sections des dispositions relatives aux biens-fonds maritimes. Le second a modifié les dispositions du deuxième paragraphe de l’alinéa 2 de l’article 51 de la loi de finances N° 497/2003[9] en excluant les professions libérales de la mesure portant double imposition du même revenu et en l’appliquant, outre aux banques et aux entreprises commerciales soumises au régime du bénéfice réel, aux entreprises et organismes soumis impérativement au régime du forfait à l’instar des compagnies d’assurance et des entrepreneurs de travaux publics liées à l’administration par un contrat administratif.
Ceci en fait et en dépit du respect de la décision du Conseil Constitutionnel, va à l’encontre des lois et du principe de prohibition de la double imposition d’un même revenu consacré par la jurisprudence administrative constante[10] (sous réserve des doubles impositions économiques justifiées par l’indépendance des personnalités juridiques et des faits générateurs; comme l’imposition des bénéfices d’une société de capitaux et l’imposition ultérieure des dividendes au niveau des actionnaires). De plus, et en ce qui concerne les banques et les sociétés financières le législateur libanais a soumis, en vertu des articles 8 et 70 de la loi de l’impôt sur le revenu, leurs revenus de capitaux mobiliers (intérêts, placements, actions, prêts, etc.), générés par l’exercice habituel de leur activité, à l’impôt du Titre I[11] et non du Titre III[12] de ladite loi. La jurisprudence constante a elle aussi abondé dans ce sens[13]. Il en résulte que les banques et autres institutions financières et de crédit sont assujetties aux mêmes règles et obligations applicables aux commerçants et leurs activités sont considérées comme commerciales.
En second lieu, le débat sur l’égalité, la justice et l’équité de l’impôt s’impose aujourd’hui et se pose avec acuité. L’Ordre des avocats de Beyrouth en a d’ailleurs lancé les prémisses lorsqu’il a estimé dans ses requêtes et communiqués parus durant la longue période de grève qu’il a décrétée, que son opposition à la mesure contenue dans l’article 17 de la Loi No 45 ne concernait pas le principe d’une meilleure et plus juste imposition comme défendu par ses initiateurs mais bien la discrimination négative opérée sans justifications ni raisons. Le Barreau a même invité les responsables à adopter au plus vite l’impôt général sur le revenu plus juste et plus équitable tout en élargissant l’assiette et ce, dans le cadre d’un large et ambitieux projet de réforme fiscal.
En fait, les notions d’équité et de justice de l’impôt deviennent de nos jours toutes relatives. C’est pourquoi tout discours sur la réforme de l’impôt porte aussi (ou bute) sur ses limites. Qui admet en réalité les effets salutaires et impératifs d’une meilleure répartition de la charge fiscale et de l’introduction concomitante de nouveaux impôts, ne peut échapper longtemps à l’interrogation que fait peser le seuil fiscalement tolérable aussi bien pour l’économie que pour les contribuables au regard des mesures apportées et de l’opportunité de son introduction immédiate. Il en résulte, une nécessité d’analyser la réforme ou toute mesure fiscale y relative et d’apprécier la portée réelle de ses effets, aussi bien au niveau étatique qu’économique ou social.
Comme le disait Christian de Brie : «La fiscalité, le système économique et le milieu social sont en effet…dans une situation de dépendance réciproque». C’est d’ailleurs quand les principaux décideurs auront compris cette équation, que les choses commenceront à changer et qu’une vraie discussion sur la réforme fiscale aura toutes les chances d’aboutir… Mais entre-temps la décision du Conseil Constitutionnel No 5/2017 aura constitué un véritable tournant dans la manière d’aborder la chose publique au Liban… Un Turning Point.
[1] Auteur de l’ouvrage : “Les Impôts au Liban”, Editions Hachette, Antoine, 2017 (2e Edition)
[2] Décision N° 2001-448 DC du 25 juillet 2001.
[3] La loi de finances rectificative est “une loi de finances pouvant être adoptée en cours d’année pour adapter à l’état des besoins la loi de finances de l’année” (Lexique des termes juridiques, Dalloz, 15ème éd).
[4] «Finances publiques- Budget et pouvoir financier»- F. Deruel & J. Buisson- 13e édition- Dallloz-2001.
[5] Cons. D’Et. 8 sept. 1944, Rec. Cons. D’Et. p. 246. G.Morange, Le principe de l’égalité devant l’impôt, 1951, p. 103.
[6] Conclu. M.L. sous C.E. 23 nov. 1939, Abouloussen, S. 1937.3.25
[7] Avis No 97/R/1955 du 14/4/1955
[8] Décret No 1470 du 29/09/2017
[9] l’article 51 de la loi de finance N° 497/2003 (amendé par l’article 29 de la loi de finance No 583/2004) modifiant les dispositions du Titre III de la loi de l’impôt sur le revenu (articles 69 et suivants), complété par l’Arrêté du Ministre des finances N° 403/1 du 18/03/2003 (fixant les modalités d’interprétation et d’application dudit article) amendé à son tour par l’Arrêté No 603/1 du 19/05/2003).
[10] CE libanais, No 672/2013-2014, du 5 juin 2014, Etat libanais (Ministère des finances)/Power Liban spécialistes en fondations de bâtiments, Adel 2016 T1 pp. 144 et s.
[11] Bénéfices industriels, commerciaux et non-commerciaux
[12] Revenus de capitaux mobiliers
[13] CE libanais, No 159, 10 juin 1969, Etat libanais/Assaad El Bart et cie, Recueil Administratif 1969 pp. 172 et s.