Dans cet État de non-droit qu’est le Liban, chaque jour, ou presque, apporte son lot de turpitudes, rebondissements et autres défis à la logique, si bien que la stupeur et la colère qu’ils devraient légitimement susciter finissent par laisser place à la résignation et à l’inaction. En ce sens, le feuilleton de la suspension-réactivation de la circulaire 151 de la Banque centrale (permettant le retrait des « lollars » à 3900 LL) qui s’est joué sous nos yeux ces trois derniers jours, est à bien des égards l’illustration la plus parfaite de cette triste réalité où les jeux de dupes côtoient le mauvais vaudeville avec toujours le même objectif : permettre, alors que l’édifice s’effondre, à chacun de défendre ses actions et son image plutôt que d’élaborer un plan réaliste et limitant les impacts de la crise sur les libanais.
Syndrome de Stockholm
La semaine a ainsi commencé avec une décision du Conseil d’État qui, saisi d’un recours, a prononcé la suspension provisoire de cette circulaire avant de se voir rapidement – mais là encore, provisoirement – emboiter le pas par la BDL, ce qui n’a pas manqué de déclencher la panique chez les déposants.
Sans chercher à commenter ou à évaluer la décision judicaire, on se doit de relever tout d’abord que cette suspension conservatoire porte sur une décision réglementaire émise il y a plus d’un an et dont Le temps impartipour la contestation (2 mois) aurait dû expirer il y a bien longtemps si les délais administratifs et judicaires prévus n’avaient été suspendus en raison du lot de tragédies successives qui accablent le pays. On ne peut ensuite que s’étonner du manque de clairvoyance et de clarté de cette décision reposant sur l’article 77 du règlement du Conseil d’État. Ce dernier dispose en effet que la suspension à titre conservatoire d’un acte réglementaire ne peut se faire qu’à titre exceptionnel ; seulement dans la mesure où cet acte est susceptible de causer au plaidant un très grave préjudice (irréversible) ; et à condition qu’il ne porte pas atteinte à l’ordre public et auquel les sécurités économique et monétaire ne peuvent être que rattachées. Or le préjudice était déjà largement consommé depuis plus d’un an et la sécurité a été mise à rude épreuve pendant 24 heures. Dès lors, n’aurait-il pas mieux fallu trancher l’affaire directement dans le fonds en accélérant le cours de la procédure tout en s’employant dans l’intervalle à trouver des palliatifs rationnels et efficaces ?
Que dire ensuite de la scène suivante qui s’est jouée jeudi à Baabda et qui a illustré à nouveau la déliquescence de l’état de droit ainsi que la perméabilité du « pouvoir judiciaire » à toutes les ingérences. Une scène dans laquelle un haut fonctionnaire, suspecté depuis des mois et sous le coup de plusieurs instructions judiciaires locales et internationales pour détournement de fonds et blanchiment d’argent, s’est ainsi vu confier le soin de trouver une échappatoire à une situation inextricable à laquelle il a lui-même grandement contribué. Il faut dire qu’il a été bien aidé dans cela par un magistrat complaisant qui lui aurait, selon ses propres dires, soufflé l’astuce procédurale pour se dérober à l’exécution de sa propre décision sous le parrainage de la magistrature suprême. Haut fonctionnaire qui a même été jusqu’à confier que « la BDL n’avait pas publié de circulaire qui annule une autre mais un simple communiqué » et que « l’argent des Libanais se trouvait dans les banques » – le même argent bloqué depuis bientôt deux ans par un simple communiqué de l’association des banques (ABL) et sans
aucune couverture légale ou réglementaire. Ceci présage au demeurant d’un jugement définitif ne dérogeant pas à ce nouveau consensus et consacrant officiellement la « régularité » de l’expropriation appliquée aux dépôts en devises – en violation claire de la Constitution (article 15). Morale de l’histoire : lesdits dirigeants ressortent auréolés d’avoir réglé un problème qu’ils ont eux-mêmes causé tandis que le citoyen lambda peut s’estimer heureux de retrouver les modalités antérieures de sa spoliation – soit le syndrome de Stockholm dans sa plus belle représentation.
Manœuvres complices
Mais au-delà du feuilleton de ces derniers jours, il importe de garder à l’esprit l’ensemble du triste spectacle mis en scène depuis près de deux ans et dont certains aspects pourraient s’apparenter aux actes d’une véritable association de malfaiteurs. Cette dernière est définie par l’article 335 du Code pénal qui incrimine notamment les ententes non écrites visant à porter atteinte aux biens des personnes ou à l’autorité de l’État ou à ses institutions civiles, sécuritaires, financières et économiques. Et il suffit d’être assimilé à cette association ou d’en faire partie ou de l’assister – ostensiblement ou implicitement, directement ou indirectement – pour que les éléments constitutifs de l’infraction soient réunis et la peine encourue. Le droit pénal français va même plus loin en considérant notamment que l’élément déterminant du crime est l’élément intentionnel qui repose sur « la connaissance du caractère trompeur de la pratique commerciale ou de la connaissance du caractère chimérique et de la dupe que l’auteur de l’infraction susciterait par ses manœuvres » (article 450-1). La mauvaise foi étant pour sa part induite de l’examen du comportement de l’individu. Autrement dit, l’auteur doit avoir eu connaissance et conscience que son acte était illégal (article 121-3). Par contre, il n’est pas nécessaire que les membres du groupement formé ou de l’entente établie aient eu le dessein de commettre un crime déterminé de façon précise (article 265).
Dès lors, il convient de relever tous les faits et de faire la lumière sur le rôle joué par divers suspects, complices et intermédiaires qui ont facilité et/ou bénéficié de la réalisation des faits délictueux. À ce titre, il serait utile de lettre en exergue les manœuvres complices opérées par toutes les instances financières compétentes (BDL, ABL, banques commerciales) et les pouvoirs publics officiels (Parlement, gouvernement et tribunaux) pour bloquer toute application des lois visant à restructurer le secteur bancaire et empêcher l’application arbitraire d’un contrôle informel des capitaux. On ne peut que relever également leur négligence criminelle – qu’il s’agisse de la mise en œuvre des réformes indispensables ou de la négociation avec les créanciers – , afin de mettre à la charge des seuls déposants (via une ponction officieuse) et de l’ensemble des citoyens (via l’inflation galopante) la perte abyssale enregistrée aux niveaux des comptes publics. Cette « association de malfaiteurs » prend ainsi en otage la population, paralyse la justice, garde la main basse sur les forces de l’ordre et l’armée et donne le tournis aux pays amis et organismes internationaux.
Et le crime peut s’avérer payant : si les choses continuent à s‘enliser, la dette des banques et celle de la BDL seront pratiquement épongées dans un an et le système oligarque, clanique et confessionnel pourra continuer à fonctionner comme de plus belle – voire être relégitimé par de nouvelles élections.
Dans cette même perspective et pour ce qui est de l’existence d’une entente caractérisant le délit, nous pouvons aussi évoquer au nombre des ententes tacites, les « ingénieries » financières opérées il y a quelques années et qui ont grandement contribué à l’état d’insolvabilité et d’effondrement actuels. Elles se sont traduites par des pratiques commerciales trompeuses vis-à-vis des épargnants attirés par des taux d’intérêts extrêmement rémunérateurs. La complicité des différents acteurs y est évidente à commencer par le rôle clef de la BDL qui proposait des taux attractifs pour attirer les capitaux des banques commerciales avant de prêter ensuite ces fonds à un Etat rongé par le clientélisme et in fine insolvable.
Bien évidemment, tout ceci n’aurait jamais été possible en présence d’un véritable État de droit. De fait, depuis le 1 novembre 2019, le secteur bancaire était déjà dans une situation compromise et la BDL aurait dû, selon ses prérogatives, le protéger et protéger les déposants. Les institutions en faillite ou défaillantes auraient ainsi dû être mises sous tutelle avec changement de dirigeants et gel de leurs actifs et ce, en déférant le dossier au tribunal compétent ou en adoptant les mesures qui s’imposaient (Loi n° 2/67 sur la faillite et Loi n° 110/91 pour la mise sous tutelle). Au lieu de cela et à défaut de procéder à une restructuration rapide et nécessaire du secteur, la BDL a laissé pourrir la situation pour protéger les dirigeants de banques – plutôt que les banques – et ce, avec la complicité volontaire ou involontaire des pouvoirs publics. Cette politique de « laisser faire, laisser passer » a ainsi transféré la charge de la perte au détriment exclusif des déposants et des citoyens. Parallèlement, une majorité de parlementaires complices a œuvré à torpiller le plan de sauvetage du gouvernement qui faisait porter aux banques commerciales et à la BDL une part importante des responsabilités – tout en bloquant ou retardant le vote de lois essentielles pour mettre fin à la fuite des capitaux ou rétablir la vérité des pertes. Enfin, tout ceci a été grandement facilité par un gouvernement aux abonnés absents et démissionnaire même de ses obligations élémentaires d’expédition des affaires courantes et une justice inexistante et tétanisée par sa gratitude obligée aux oligarques omnipotents.
Taper des pieds
Faut-il pourtant se convaincre que la messe est dite ? Pas nécessairement. Car ce qui était jadis impossible est aujourd’hui envisageable grâce à un ensemble de facteurs locaux et internationaux que l’on ne doit cesser de porter à la connaissance des citoyens. Du fait de l’intensification des pressions internationales depuis 2015 puis de celles résultant du soulèvement populaire d’octobre 2019, le Liban se trouve désormais doté d’un arsenal de lois adaptées (corruption, blanchiment, évasion fiscale, enrichissement illicite, etc.) qui lui permettent de demander des comptes à tout dirigeant ou agent public, de scruter ses actes et de tracer les sources de sa fortune pour, le cas échéant, le poursuivre et le sanctionner ou le convaincre à se retirer ; et en toute hypothèse tenter de récupérer les biens mal acquis en partie ou en totalité. Parallèlement, au niveau international, un consensus se dessine aujourd’hui autour de la question de l’intégrité financière et des flux financiers illicites (corruption, blanchiment d’argent, pratiques fiscales abusives …) qui érodent les ressources publiques privant de nombreux pays en voie de développement de moyens nécessaires pour assurer un développement durable. Le Liban ne pourra continuer à échapper à cette logique.
Mais il ne faut pas pour autant se leurrer et croire que d’autres feront le travail à notre place : c’est en continuant inlassablement à taper des pieds que l’on pourra réveiller un peuple devenu presque aussi somnolent que ses élites. Parallèlement, il faudra aussi des juges intègres, téméraires, compétents, indépendants et intrépides pour faire prévaloir la loi et la justice. Où sont-ils ?
Karim Daher