Rapport McKinsey, la dernière ruse de l’oligarchie ?
Le gouvernement a confié à McKinsey & Co, le fameux cabinet américain de conseil en management, la mission de l’aider à restructurer l’économie du pays. C’est facile, ça parait sérieux, et c’est pour sauver le pays d’une faillite imminente causée par l’accumulation de 28 années de mauvaise gestion par les autres.
On aimerait donc célébrer ce nouvel « exploit », mais quelque chose nous dit qu’on assiste à la continuité d’un énorme gâchis. Celui d’une incapacité chronique du pouvoir politique libanais à assumer depuis au moins 28 ans sa mission de planification et de développement. Qu’est-ce qu’on peut bien faire avec une étude facturée à un 1,3 million de dollars ? Rien ! C’est d’ailleurs ça le contrat : gagner du temps pendant au moins six mois (la durée du contrat).
Double évitement
Car des études, il y en a des dizaines qui trainent dans les tiroirs, de l’étude « Une vision pour le Liban » présentée lors de de la conférence dite de « Paris II » (2002) au « Programme économique pour le Liban », discuté lors de « Paris III » (2007), en passant par les nombreux programmes de réformes sectorielles (sur le transport, la dette publique, l’électricité, l’enseignement public etc.) concoctés par le Conseil économique et social ou les partis politiques. Ou bien les nombreuses feuilles de route sectorielles sur la réhabilitation du transport en commun, la restructuration de l’EDL, l’audit de la dette publique, la réforme de l’école publique et de l’université… Pour aboutir, sans être exhaustif, au plan de reconstruction du Liban de 1993, intitulé « Horizon 2000 », qui, selon les projections du Conseil du développement et de la reconstruction, aurait dû permettre au pays de rembourser les emprunts contractés et réaliser des excédents à partir de 2000…
Mais cette fois, allons-nous entendre, c’est diffèrent : Mc Kinsey c’est une classe au-dessus… C’est une icône du management stratégique, avec des outils enseignés dans toutes les écoles de gestion comme le modèle 7 s – pour la « Structure », les « Systèmes », le « Style » (de management), le « Staff » le « Savoir-faire », les « Stratégies », tous interdépendants et articulés autour des « Shared values » (« valeurs communes »). C’est surtout un nom, l’archétype du capitalisme dans ses excès, ses succès et ses déboires (voir à ce sujet : The Firm, The Inside Story of McKinsey, Duff McDonald, Simon & Schuster, 2013), et c’est ce qui fait peur. Et tend à confirmer que le clivage entre le pouvoir et l’opposition n’est pas de nature économique et sociale…
Toujours est-il que l’important c’est l’exécution. Or, ici, de la vision à l’action, il y a un aveu d’impuissance, au début et à la fin. Commençons par la fin : l’exécution d’un plan de restructuration de l’économie s’est toujours heurtée au Liban à la nécessité de protéger un système de démocratie clientéliste. Système qui requiert du pouvoir politique qu’il traite l’État comme la vache à lait de tous les détenteurs d’une rente financière, politique ou de situation. Alors d’un côté on augmente les impôts pour financer l’accroissement de la masse salariale publique ; et de l’autre on recourt à des subterfuges pour court-circuiter les méandres d’une bureaucratie corrompue, qui deviennent à leur tour de nouvelles bureaucraties aussi corrompues. En fin de compte, on demande de l’aide extérieure pour renflouer les caisses…
Quant à la vision, elle se heurte à l’impossibilité de justifier dans le temps le compromis originel entre le pouvoir des armes en dehors de l’État et celui de l’argent découlant du pillage planifié de l’État, entre le monopole de la violence légitime – critère d’un État selon Max Weber -, et celui de la violence tout court qui est le propre d’un État « failli » ou « fragile » – le Liban occupe ainsi la 43e place (par ordre de fragilité décroissante) parmi 170 États dans l’édition 2017 de l’Indice des États fragiles du think tank américain Fund for Peace.
Anti-modèle
Pour cela on sous-traite la vision économique. Or celle-ci ne peut faire l’économie d’une véritable identité politique, faite d’un récit partagé, de valeurs communes et de vraies perspectives d’avenir. Et c’est à l’État qu’il revient de formuler cette vision. Mais l’on essaie de déguiser ce double évitement par un discours ronflant qui, sous couvert d’agitation permanente, permet au pouvoir politique de ne rien faire et de se partager les ressources en toute tranquillité.
Car derrière la façade démocratique se cache en réalité un régime oligarchique, au service de quelques intérêts minoritaires, qui protège ses privilèges derrière une muraille confessionnelle. Cette oligarchie ou cette ploutocratie n’est élue par personne, n’est responsable devant personne mais contrôle les banques, détient la dette publique, privatise les rivages et les montagnes, possède la galaxie médiatique, accapare les ressources publiques et confisque la parole du peuple à travers les vieilles structures des partis politiques calcifiés. Elle peut aussi ne rien posséder, mais tout contrôler tirer les ficelles dans l’ombre, car elle a le privilège de conserver ses armes.
Dans cet anti-modèle, la seule valeur est l’argent, le seul moyen de se faire entendre est de posséder une arme et le seul moyen d’exister est de partir. L’État n’est plus qu’un fonds d’investissement qui vend de la dette publique, et le ministre des Finances un courtier d’obligations publiques stériles.
On espérait une rupture, on a eu droit à une continuité. À la continuité de l’immobilisme. On applique à la lettre la devise : « il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par régler ». Sauf qu’en privatisant la vision économique, l’idée même de l’État disparait, dans un temps où partout dans le monde on réclame son retour. Une restructuration économique est avant tout un choix politique, transparent, partagé, compris et adhéré par tous. Elle adresse en premier lieu la question de savoir comment valoriser la dignité humaine. Et ce n’est pas McKinsey qui est le mieux placé pour le faire…