Au début du 13ème siècle Jean sans terre (celui-là même qui fut combattu par Ivanhoe et harcelé par Robin des bois) demanda aux barons anglais un financement supplémentaire afin de poursuivre sa guerre contre la France. Les féodaux exigèrent droit de regard sur les dépenses royales. Ainsi est née la Magna Carta de 1215 et avec elle le contrôle des contribuables sur les impôts qu’ils sont appelés à payer. L’impôt est légitime s’il est décidé et contrôlé par ceux qui le paient, ou leurs représentants.
En France, lorsque Louis XVI convoqua les Etats généraux pour voter les nouveaux impôts préparés par Necker, l’Assemblée nationale …supprima les impôts, perçus comme injustes et donc illégitimes. Elle les remplaça par les « contributions ». Ce glissement sémantique est riche de symboles. L’impôt est imposé, alors que la contribution est souhaitée. Le contribuable se grandit en participant au développement de son pays.
Les libanais qui ont subi la jizya et le kharaj des ottomans, ont une perception historique de l’impôt très différente de celle des anglais et des français. Dans notre région, l’impôt n’a presque jamais servi à améliorer le bien être des citoyens. Il s’agissait d’un tribut payé à un occupant étranger pour prix de sa victoire. Il a fallu attendre la Moutassarrifiya et l’inspiration européenne pour qu’une disposition de la loi organique précise que les impôts devront servir en priorité à financer l’administration locale, seul le surplus pouvant être accaparé par l’Etat ottoman. Cependant, depuis la création de l’Etat libanais, la relation légitime entre le paiement de l’impôt et le financement des services publics s’est installée dans les esprits, et les lois fiscales successives, largement comprises et acceptées ont bénéficié d’une grande et tranquille stabilité… jusqu’à l’époque récente.
Notre Parlement s’acquitte aujourd’hui, bien que tardivement, de ce droit et devoir d’examiner dans le détail les impôts multiples et originaux sortis de l’imagination fertile des fonctionnaires du ministère des finances. D’où vient alors cette interrogation diffuse sur la légitimité de l’impôt ?
On dit au libanais qu’il doit payer des impôts pour financer l’administration, réduire la dette de l’Etat, et améliorer les services publics, alors qu’il se plaint d’une administration dont les pratiques sont dénoncées par tous, qu’il ne s’estime pas responsable de la dette abyssale de l’Etat, et que l’amélioration prétendue des services publics lui apparaît comme une occasion d’assurer des contrats juteux pour certains alors que le traitement des ordures n’est même pas assuré.
L’incapacité des responsables à résoudre des problèmes élémentaires et quotidiens tels que l’électricité ou les déchets, a provoqué une rupture du lien de confiance entre gouvernants et gouvernés. Les accusations publiques de corruption, et de gaspillage, les entrées maritimes et terrestres sans contrôle, l’application sélective de la TVA, aggravent le doute sur la capacité des dirigeants à gérer les recettes fiscales de manière transparente et au service de tous, en vue d’améliorer le bien être général.
Cette désastreuse image qui affecte gravement la légitimité de l’impôt est encore assombrie par le comportement agressif des services fiscaux installés dans une posture résolument antagoniste au contribuable, présumé fraudeur. Forte de son savoir technique, poussée par des instructions de collecte maximale, adossée à des lois nouvelles aussi nombreuses que complexes, encouragée par l’insuffisante information du contribuable, l’administration fiscale s’arroge parfois des droits exorbitants. Ses évaluations des biens immobiliers ou de la valeur locative atteignent parfois le double de la valeur réelle, sans que le contribuable puisse s’y opposer utilement.
Tout cela exaspère le citoyen, au point que certains ne voient plus dans l’impôt que son caractère arbitraire. Plus grave que l’arbitraire, un soupçon de discrimination commence à s’insinuer, alimenté par la genèse monopolaire de la décision fiscale. Il faut répondre à ces inquiétudes dès lors qu’elles sont exprimées, même si elles sont infondées, avant qu’elles prennent un aspect politique ou communautaire.
Le chemin sera long et malaisé pour retrouver la confiance du peuple et affermir la légitimité de l’impôt. Cependant quelques actions relativement simples et non coûteuses pourraient améliorer la « perception » de la légitimité de l’impôt.
Tout d’abord ceux qui votent l’impôt doivent le payer, et faire savoir qu’ils le paient. Il est inutile de laisser croire que « l’impôt est voté par des gens qui ne le paient pas pour dépenser l’argent de ceux qui le paient ». Les grandes fortunes libanaises, connues de tous, seront de préférence en première ligne pour exprimer leur solidarité nationale en assurant leur part du fardeau fiscal.
Cette exemplarité est indispensable ainsi qu’une communication de vérité sur la répartition des charges de manière équitable et non discriminatoire.
Les instructions de maximiser à tout prix les recettes placent les services dans une position irrémédiablement antagoniste face au contribuable, présenté comme un ennemi, ou au mieux un adversaire. L’administration doit défendre l’Etat de droit et non les droits de l’Etat. Cet état d’esprit pousse les fonctionnaires à franchir la ligne rouge de la loi, pour imposer des pratiques arbitraires, particulièrement contre les plus faibles. Ces instructions, parfois sanctionnées par le Conseil d’Etat, peuvent et doivent être rapidement corrigées. L’administration fiscale n’est pas responsable des recettes de l’Etat. Elle est responsable de l’application de la loi. Encore faut-il que cette loi, et ses détails d’application soient connus des contribuables.
L’amélioration de l’information du contribuable sur ses droits et devoirs est également une nécessité absolue. Combien d’assujettis ont-ils été lourdement sanctionnés pour n’avoir pas souscrit dans les délais une déclaration au motif que nul n’est censé ignorer la Loi, alors que seuls quelques spécialistes peuvent suivre le rythme effréné des modifications législatives et connaître précisément les obligations des contribuables. Un effort soutenu de communication aiderait le contribuable à savoir ce qu’il doit faire, quand il doit le faire, auprès de quels services etc….Bref, faire connaître les démarches et les simplifier. Les avocats, les juristes et la presse devraient accompagner ce nécessaire effort d’information.
Le questionnement de la légitimité de l’impôt n’est pas anodin. Il peut entrainer des conséquences graves. Le refus de Jean sans terre de respecter les engagements pris dans la Magna Carta a provoqué des événements sanglants qui ne cessèrent qu’à la mort du roi. La révolution américaine fut déclenchée par une taxe sur le thé. En 1789 Louis XVI convoqua les Etats généraux pour voter des impôts destinés à couvrir le déficit du budget. On sait comment cela s’est terminé. Un impôt perçu comme arbitraire, inefficace et discriminatoire peut affecter la légitimité de celui qui le lève. Il est urgent d’en prendre conscience.
Par Georges Fadlallah.
Ancien avocat aux barreaux de Beyrouth et de Paris et membre du Comité Scientifique de l’ALDIC