Une fois retombée l’euphorie, positive ou négative, qui a prévalu lors de la tenue, début avril, de la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE), les principales interrogations portent sur la capacité du Liban à tenir ses promesses en matière de modernisation de l’économie et des infrastructures et de mise en œuvre de vraies réformes structurelles pour pouvoir à terme bénéficier de tout ou partie de l’enveloppe de 11 milliards de dollars de prêts bonifiés (et de très peu de dons) promis par ses partenaires.
De l’administration et des finances publiques au traitements des déchets, en passant par l’eau, l’énergie, ou les transports, les reformes structurelles « exigées » dans le cadre d’un mécanisme de suivi très strict constituent autant de défis laissés trop longtemps en souffrance par une classe politique indéboulonnable et que le Liban se doit de relever au risque de voir sa situation passer de très grave à pratiquement compromise. Tel est aussi le cas d’autres arlésiennes libanaises, notamment essentielles à l’attrait aux investissements étrangers et l’exécution des contrats de partenariat public-privés : la mise en place d’une meilleure gouvernance fiscale ; la modernisation des procédures d’adjudication et de marchés publics ; et la lutte contre la corruption.
Tolérance zéro
A cet égard, il ne faudrait ni occulter ni négliger la nouvelle donne que constituent les normes internationales de lutte contre la corruption qui mettent à la charge des entreprises, l’obligation d’appliquer – et de faire respecter en aval par leur partenaires locaux – leurs propres programmes de conformité pour prévenir les risques de corruptions et les sanctionner. Des textes tels que la loi française dite « Sapin II » du 9 décembre 2016 instituent ainsi un dispositif de répression de la corruption même lorsqu’il s’agit d’un délit commis à l’étranger, particulièrement en matière d’obtention de marché public.
La mise en œuvre de projets de partenariat et/ou d’investissements nécessitant un rapport direct avec les administrations et les collectivités publiques libanaises, cette perspective soulève d’emblée des interrogations majeures. Comment pourrait-on objectivement concilier ces normes très strictes et la pratique locale des pots-de-vin, gratifications et autres paiements de facilitation ? Sachant que la coutume semble désormais avoir ancré ces pratiques illégales comme autant de moyens difficilement contournables pour permettre de fluidifier un processus bureaucratique lourd et clientéliste ? Comment les entreprises locales pourraient-elles s’engager contractuellement en acceptant des clauses types les obligeant à se conformer aux codes de conduite et autres mesures anticorruption imposées en amont aux/par leurs partenaires étrangers, sans prendre le risque de compromettre la mise en œuvre et la réalisation dudit projet ? Ou au contraire celui de leur mise en cause directe, contractuelle et pénale, du fait de l’inexécution de leurs engagements ?
La réponse à ces interrogations se trouve bien évidement dans une approche de tolérance zéro et l’application stricte et préalable des dispositions légales déjà édictées à ce jour au Liban en matière de lutte contre la corruption. Nombreux sont en effet les textes qui, de par les domaines couverts et les sanctions prévues, sont à même de dissuader bien des corrupteurs et corrompus.
La convention des Nations-Unis pour la lutte contre la corruption à laquelle le Liban a adhéré en 2008 (loi N° 33) prévoit ainsi l’inclusion dans les lois nationales de mesures législatives et administratives compatibles qui favorisent la transparence et préviennent la corruption et les conflits d’intérêt ainsi que la mise en place de systèmes appropriés de passation des marchés publics.
De même, la nouvelle loi anti-blanchiment N°44 de 2015 contient une obligation de déclaration de soupçon qui pourrait s’apparenter à une forme de reconnaissance des lanceurs d’alerte. Elle définit en outre la corruption comme étant une infraction menant aux actes de blanchiment en y intégrant notamment les pots-de-vin, le trafic d’influence, et l’enrichissement illicite. Les infractions sont sanctionnées par des peines financières lourdes et des peines de prison allant de deux mois à sept ans.
Figure aussi parmi les textes que l’on peut citer la loi sur l’enrichissement illicite N° 154 de 1999 qui définit l’enrichissement illicite comme le montant perçu par acte de corruption ou de trafic d’influence et le sanctionne de peines de prison prévues au Code pénal (articles 451 et suivants) qui vont jusqu’à trois ans de réclusion ou de travaux forcés.
Sans prétendre à l’exhaustivité en la matière, il convient enfin de mentionner les articles 112 et 173 de la loi sur la comptabilité publique qui engagent la responsabilité personnelle et pécuniaire (sur leurs deniers propres) des ministres et des comptables publics en cas d’infraction aux lois et/ou de dépassement des dotations entrainant pertes financières pour l’État.
Protéger les lanceurs d’alerte
Mais tout ceci n’aurait aucun sens ni de chance réelle de succès si n’étaient couplées à cette initiative, des mesures législatives et règlementaires tendant à reconnaitre le véritable rôle des lanceurs d’alerte (c’est-à-dire non seulement leur obligation légale mais aussi leurs droits) et à les protéger à l’instar de ce qui a été adopté en France dans la loi Sapin II précitée. Ces lanceurs d’alerte sont essentiels pour briser les verrous et avoir accès aux informations et aux secrets. Les dénigrer ou les rendre vulnérables par des mesures disciplinaires et discriminatoires, reviendrait tout simplement à rendre vains tous les efforts législatifs. Cela a d’ailleurs été récemment le cas avec un haut fonctionnaire démis de ses fonctions par un ministre au « pedigree » très douteux, en raison d’une dénonciation et du blocage d’une affaire de corruption touchant une coopérative agricole. Appelé à trancher sur fond, le Conseil d’État a là l’occasion de prendre une décision qui pourrait faire jurisprudence en matière d’abus d’autorité.
D’ailleurs, la décision inédite (n°265) du tribunal des référés de Beyrouth en date du 18 Avril 2018 dans l’affaire Sakker el-Dekkéné v/s Conseil du Sud peut servir de point de départ à la création d’un droit de protection de ces lanceurs d’alerte au Liban. En se basant sur la défense de l’intérêt public et du droit à l’information, l’instance judiciaire a débouté dans son délibéré l’organe étatique dans sa tentative d’interdire la publication, sur le site de l’association, d’un rapport dénonçant les mécanismes de corruption et procédures de surfacturation entachant la concession d’un marché public. N’est-ce pas le début d’un commencement?
Il est dit que « la corruption est le cancer de la démocratie et un impôt que le contribuable paie deux fois ». Il est grand temps de mettre tout en œuvre afin de l’extraire définitivement du corps libanais et de l’en immuniser à jamais.
Karim Daher