Fiscalité
L’absence de règles fiscales adaptées au contexte hyper inflationniste actuel pose de nombreux défis aux chefs d’entreprises. Il existe cependant des solutions pratiques qui permettent de les aider à avoir une image fidèle de leurs états financiers en attendant une règlementation officielle.
Par Nadim Daher*
Depuis décembre 1997, la livre libanaise est indexée au dollars américain au taux officiel de 1,507.5 L.L. La crise de confiance, qui s’est aggravée depuis le soulèvement populaire du 17 octobre 2019 et la panique des déposants (bank run) a toutefois entraîné un contrôle des changes et des capitaux de fait, imposé par les banques libanaises sans cadre légal, et la chute du cours de la livre libanaise sur les marchés parallèles.
Livrées à elles-mêmes, les entreprises du secteur privé sont contraintes de s’approvisionner en devises sur le marché noir pour acheter ou importer les biens essentiels à leur activité, ce qui génère des différences de changes négatives, toujours pas reconnues par le ministère des Finance.
Les problématiques auxquelles elles font face dans le contexte hyper inflationniste actuel sont nombreuses : comptabilisation de la différence de change, évaluation du stock, calcul de la TVA sur les factures de vente…Se pose également la problématique de la présentation des états financiers.
Traitement comptable
Les normes comptables internationales abordent le sujet de la fluctuation du taux de change dans un contexte hyper inflationniste dans deux normes distinctes : IAS 21 Effets des variations des cours des monnaies étrangères et IAS 29 Information financière dans les économies hyper inflationnistes.
Selon la norme IAS 21, les états financiers d’une entité doivent être établis dans sa monnaie fonctionnelle, qui est la monnaie de l’environnement économique principal dans lequel elle opère (la livre au Liban). À chaque date de clôture, les éléments monétaires (comme les créances et dettes d’exploitation) en monnaie étrangère doivent être convertis en utilisant le cours de clôture alors que les éléments non monétaires (comme les immobilisations et le stock) en monnaie étrangère évalués au coût historique doivent être convertis en utilisant le cours de change à la date de la transaction (c’est-à-dire à la date d’achat de l’actif). Les écarts de change résultant du règlement d’éléments monétaires doivent être comptabilisés dans le résultat de la période au cours de laquelle ils surviennent.
Selon la norme IAS 29, l’hyperinflation est révélée par certaines caractéristiques de l’environnement économique d’un pays qui comprennent, sans s’y limiter, les points ci-après : (i) la population en général préfère conserver sa richesse en actifs non monétaires ou en une monnaie étrangère relativement stable. Les montants détenus en monnaie locale sont immédiatement investis pour maintenir le pouvoir d’achat ; (ii) la population apprécie les montants monétaires, non pas dans la monnaie locale, mais dans une monnaie étrangère relativement stable. Les prix peuvent être exprimés dans cette monnaie ; (iii) les ventes et les achats à crédit sont conclus à des prix qui tiennent compte de la perte de pouvoir d’achat attendue durant la durée du crédit, même si cette période est courte ; (iv) les taux d’intérêt, les salaires et les prix
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sont liés à un indice de prix ; (v) le taux cumulé de l’inflation sur trois ans approche ou dépasse 100 %.
La norme IAS 29 a été appliquée récemment en Argentine, qui est considérée comme un pays en hyperinflation depuis le 1er juillet 2018. L’inflation en Argentine a atteint un taux cumulé de 120% sur trois ans pour les prix à la consommation et de 100% pour les prix de gros. L’IAS 29 requiert que toutes les entreprises utilisent le même indice général des prix afin de mesurer l’évolution de l’inflation.
Le cas particulier du Liban
Les causes de la crise financière libanaise ressemblent à celles de la crise argentine, avec un gonflement de la masse monétaire – sous l’effet de la création de monnaie (seigneuriage) ou de l’émission de bons du trésor- qui engendre de l’inflation et la dévaluation de la monnaie. L’Argentine, comme d’autres pays chroniquement en hyper inflation, a mis en place plusieurs plans de stabilisation avec l’aide du FMI, qui n’ont eu que des effets limités, tandis que le Liban n’a même pas encore dépassé le stade de l’évaluation des pertes.
Compte tenu du contexte économique, on pourrait être tenté de considérer le Liban comme un pays en hyperinflation. L’un des critères établis par la norme IAS 29 pour considérer un pays en hyperinflation est le fait d’avoir un taux cumulé de l’inflation sur trois ans proche ou dépassant les 100 %. Au Liban, l’indice des prix à la consommation a affiché une hausse record de 112,39 % en juillet sur un an, mais compte tenu de l’absence de fiabilité des données publiées localement durant certaines périodes, il est difficile de déterminer l’indice général des prix et donc une unité de mesure en vigueur à la date de clôture. La persistance du taux de change officiel imposé par le régulateur libanais (BDL et ministère des Finances), notamment pour subventionner le carburant, la farine et les médicaments, et d’autres taux subventionnés pour les produits de base, empêchent également l’application de la norme IAS 29 au Liban pour le moment.
À ce jour, le ministère des Finances libanais ne reconnaît toujours pas la différence de change générée par l’achat de devises sur les marchés parallèles, d’autant plus que cette différence de change, souvent négative, n’est pas justifiée par un reçu du bureau de change ou du revendeur de devises, comme l’a indiqué la réponse du ministère des finances n°272/2020 du 28 juillet 2020 à la question posée par l’Association des industriels. Cette perte de change sera probablement non déductible du résultat fiscal imposable alors que les commerçants libanais l’ont répercutée dans leur prix de vente. Les entreprises libanaises se retrouveront donc fiscalement bénéficiaires alors qu’elles sont comptablement et réellement en perte.
Solutions proposées
Pour remédier à cette situation, il serait bon d’envisager des solutions pratiques qui pourraient aider les chefs d’entreprises à avoir une meilleure lecture de leurs états financiers en attendant une règlementation officielle qui tarde à venir.
Si une entreprise reçoit une facture en dollars américain de son fournisseur pour l’achat de produits importés, et doit la régler en « fresh money » (expression usitée pour définir l’argent en devises transféré ou déposé en compte après le communiqué de l’ABL du 17/11/2019), elle se retrouve dans l’obligation d’acheter ces dollars au marché noir à un taux jusqu’à cinq fois supérieur au cours officiel. L’entreprise constate donc une différence de change négative dans ses comptes et ne pourra déduire la TVA que sur le montant équivalent au taux officiel ce qui sera également le cas pour la TVA collectée par le fournisseur alors qu’il aura encaissé le montant de la TVA au taux officieux sans la déclarer. Dans ce cas de figure, le fournisseur et le client sont en infraction avec la loi 379/2001 sur la TVA car le montant effectivement perçu n’a pas été déclaré. Pour y remédier, il convient de facturer et de comptabiliser la vente ainsi que l’achat des produits importés en livres libanaises au taux effectif du marché parallèle. Ainsi, les revenus du fournisseur et le coût d’achat du client reflèteront la marge brute réelle de la transaction dans leur monnaie fonctionnelle (LL). La
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différence de change négative doit être enregistrée dans un compte de coût direct (frais liés à l’achat de marchandises) pour que le prix d’achat des marchandises vendues enregistrées par la douane soit clairement identifiable. Cette solution permet aussi d’éliminer le risque de TVA puisque le montant déclaré sera égal au montant encaissé ou décaissé.
En l’absence de directives officielles du régulateur, il convient donc de comptabiliser les transactions monétaires en livres libanaises au taux du marché parallèle et de constater une différence de change dans la marge brute qui ajustera de facto le compte de résultat et les éléments monétaires du bilan en attendant que le ministère des Finances reconnaisse officiellement ces différences de change et mette en place une règlementation claire. Mais dans l’intervalle qu’adviendra-t-il ? Les mesures adoptées seront-elles rétroactives ? Les agents du fisc auront-ils un pouvoir discrétionnaire d’interprétation, qui risque de renforcer la corruption ou au meilleur des cas l’arbitraire et l’élargissement du fossé déjà très profond entre le contribuable et l’Etat ? Des questions auxquelles il convient d’apporter très rapidement des réponses adéquates et adaptées.
*Membre du conseil de l’ALDIC, trésorier du RDCL et associé gérant de DAHER & PARTNERS