Il y a 75 ans, quelques semaines après les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, le Japon capitule et se voit contraint d’accepter la reddition et les conditions très dures décidées par les Alliés à la conférence de Potsdam. Une époque violente et meurtrière s’achève avec le dessaisissement du « parti de la guerre » pour ouvrir la voie à une période de reformes éducatives, institutionnelles et économiques qui permettra au Japon de recouvrir rapidement sa souveraineté et de devenir un temps la deuxième puissance économique mondiale. Quarante ans plus tard, un accident nucléaire majeur survenu le 26 avril 1986 dans la centrale Lénine située à l’époque en république socialiste soviétique d’Ukraine met en exergue les dysfonctionnements, négligences et défaillances du système oligarchique soviétique et lance la « Glasnost » (transparence) et la « Perestroïka » (restructuration) de Mikhaïl Gorbatchev qui sonneront le glas du système et permettront quelques années plus tard l’avènement de nombreuses démocraties. A Tchernobyl comme à Beyrouth avec l’explosion gigantesque du 4 août 2020, la gestion pré et post explosion a été défaillante avec une prise en compte insuffisante des règles de sureté, des rapports confidentiels de mise en garde sous-estimés ou ignorés, le sacrifice inutile des pompiers, une enquête contestable et opaque, etc.
Après le réveil brutal et la constatation de l’ampleur de notre propre catastrophe le 5 août, d’aucuns se sont demandés si cette tragédie pouvait au moins servir à ouvrir la voie à des Glasnost et Perestroïka libanaises ou tout au moins mettre un terme à la culture de la guerre et de la destruction systématique et suicidaire à l’instar de ce qui s’est passé au Japon après Hiroshima et Nagasaki ? Force est de constater néanmoins, quelques semaines plus tard, que rien n’a vraiment changé dans notre république « Kleptocrate », sauf la démission d’un gouvernement décrié et sans racines qui s’est saisi des « colonnes » brulantes des reformes et de la lutte anti-corruption mais manquait de jambes et de coeur pour les porter à bon port ; en dépit de la bonne volonté de certains.
Nos (ir)responsables se sont tout d’abord barricadés dans leurs mutisme et déni pour ensuite se balancer la responsabilité du fait comme s’il s’agissait d’une simple bévue ou d’un accident de la circulation sans aucune compassion pour ces corps sans vie ou ces âmes sans corps ou ces nombreux foyers décimés et meurtris. Ils ont par la suite développé toute une série de conditions suspensives et de lignes rouges avec un mot d’ordre: ne pas toucher au système au risque de raviver les souvenirs et les affres des guerres intestines. En somme ils ne consentiraient qu’à un changement de façade et tout au plus à des élections partielles ou générales anticipées qui permettraient, en l’état actuel des choses et des mentalités, à certains de grignoter l’électorat des autres et à tous de s’offrir une nouvelle légitimité par la grâce d’une population toujours profondément atteinte du syndrome de Stockholm et qui moutonne sans vergogne.
Or pour vraiment changer, il faut dit-on mettre à plat ! Mais qu’est-ce mettre à plat ?
Tout d’abord, un constat s’impose. Notre État est en situation d’instabilité permanente vis-à-vis de sa population depuis des décennies. Celle-ci ne remarque que son absence et ses manquements. La gageure aujourd’hui n’est plus de se substituer systématiquement à l’État sans chercher à soutenir son rôle auprès de la population et ce, en pillant ou gaspillant ou profitant des deniers publics comme le font les oligarques et kleptocrates libanais pour assoir leur autorité et leur légitimité usurpée en rendant leur électorat redevable dans le cadre d’un cercle vicieux qui tourne inexorablement à vide. Ce qui en fait ne fait que renforcer le mécontentement de cette population prise à son propre piège et creuser l’écart entre celle-ci et une élite perçue comme indifférente aux tribulations des plus vulnérables. Ce divorce alimente de surcroit les tensions sous-jacentes et dégénère en instabilité chronique. Il faut rajouter à cela, la multiplicité des communautés en concurrence et leurs antagonismes qui réduisent le sentiment d’appartenance nationale et alimentent le désordre et la corruption. Une réforme politique s’impose donc en tout premier lieu et doit conduire à une stabilisation du système de gouvernance et à des réformes structurelles nécessaires qui seraient acceptées par tous afin de ramener le citoyen dans le giron de l’État central quelle que soit son appartenance communautaire. Elle ne peut être entreprise que par une équipe homogène de « serviteurs publics » (ministres) compétents, intègres, courageux et totalement indépendants dédiés à cette mission nonobstant les risques et dangers auxquels ils feront face.
Il faudra aussi éviter les écueils usuels tels que les pièges de tiers de blocage et de premier ministre « fort » ou « représentatif » qui ne pourrait ramener aux affaires qu’une personnalité compromise qui aurait la latitude à elle seule de démissionner tout le gouvernement (article 69 de la Constitution) pour annihiler son action en cas de collision avec la classe corrompue ou sous sa pression.
Ce nouveau gouvernement serait investi de pouvoirs exceptionnels qui lui permettraient (après modification de la Constitution) de légiférer par décrets pour contrecarrer toutes tentatives du Parlement de barrer la route aux reformes comme ce fut le cas d’ailleurs avec le gouvernement sortant (plan de réforme, contrôle des capitaux, secret bancaire, lutte contre la corruption…pour ne citer que ceux-ci). Ce qui est au demeurant une évidence au vu des intérêts contradictoires des parties du fait que la réussite de ce gouvernement ferait tomber l’écrin en désavouant toutes les législatures aux commandes du pays depuis la fin de la guerre et pousserait concomitamment à un changement de la classe politique. Une fois investi, Le nouveau Cabinet pourrait négocier et entériner un plan de réforme et de sortie de crise homologué par les bailleurs de fonds et créanciers en bénéficiant immédiatement des apports financiers obtenus dans le cadre des programmes de financements adaptés (FMI, Banque Mondiale, etc.) qui tendent aujourd’hui à identifier les priorités en mettant en évidence les vulnérabilités propres à chaque pays et de faire en sorte que les fonds publics aillent aux couches et secteurs qui en ont le plus besoin (social safety net). Ce qui contribuera à lutter contre les inégalités ou les fractures sociales et facilitera la résurgence d’un nouveau contrat social. Ces efforts devront être accompagnés d’autres mesures réformatrices en vue d’assurer la mise en place ou la refonte d’institutions et de systèmes suffisamment résilients et fiables pour pouvoir répondre aux objectifs visés en matière de développement durable, satisfaire aux exigences des citoyens, faire face aux chocs, promouvoir la cohésion sociale et assurer pacifiquement le règlement des tensions et des conflits. Elles permettront aussi de combler le fossé séparant les secteurs formel et informel (économies parallèles) en oeuvrant à les intégrer et à les unifier suivant une seule règle de droit homogène pour créer une économie moderne, productive et fédératrice. La solution pour faire avancer les choses est donc de créer une fracture immédiate entre les kleptocrates et l’électorat qui aboutirait à terme lors du renouvellement de la Chambre à un véritable vote citoyen, privant d’une part les
politiciens corrompus des moyens d’influer les votes et d’autres part, en confortant l’électeur dans l’idée que le premier des devoirs est envers lui-même et avec pour corollaire celui de demander des comptes a ceux qui gèrent les deniers publics. Nul doute cependant que nos politiciens le savent pertinemment bien et tenteront le tout pour le tout pour l’empêcher et nous garder emprisonnés dans ces eaux marécageuses où il leur est loisible de « croquer » à tout va. Mais comme on ne cesse de le répéter, le 4 août 2020 a tout changé et ce qui était encore impossible avant est devenu envisageable depuis. Comme Hiroshima et Tchernobyl, on est en droit de venger nos victimes après les avoir pleurés en chassant les « marchands du temple » et en offrant un avenir meilleur à nos enfants. D’autres avant nous, aux caractéristiques similaires, l’ont fait. Singapore par exemple qui en quelques années est passé du statut de pays sous-développé et sans ressources naturelles à celui de puissance économique mondiale enviée et admirée. Sa population a bénéficié pour cela de la vision éclairée et du nationalisme de ses dirigeants et notamment de son charismatique premier ministre Lee Kuan Yew dont le seul but était la recherche du bien-être et du bonheur de son peuple dans une société juste et égalitaire ; tout en maintenant la tolérance religieuse et l’harmonie entre les diverses communautés. “Celui qui déplace une montagne commence par déplacer de petites pierres” (Confucius). La première de ces pierres est l’opportunité qui est offerte aujourd’hui au Liban avec l’engagement de nombreux pays amis se disant prêts à aider. Ces pays sont appelés, avant qu’il ne soit trop tard, à utiliser les nombreux moyens juridiques dont ils disposent pour faire pression sur les dirigeants en bloquant leurs avoirs et actifs à l’étranger (par la procédure européenne du CFSP ou britannique du UWO ou suisse de la LVP ou américaine de Magnitsky Act) et en brandissant la menace du «Name & Shame » pour les amener à négocier leur retrait volontaire de la vie politique et la restitution d’une partie des fonds et biens mal acquis.
Karim Daher