Il y a 75 ans, quelques semaines après les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, le Japon capitule et se voit contraint d’accepter la reddition et les conditions très dures décidées par les Alliés à la conférence de Potsdam. Une époque violente et meurtrière s’achève avec le dessaisissement du « parti de la guerre » pour ouvrir la voie à une période de reformes éducatives, institutionnelles et économiques qui permettra au Japon de recouvrir rapidement sa souveraineté et de devenir un temps la deuxième puissance économique mondiale. Quarante ans plus tard, un accident nucléaire majeur survenu le 26 avril 1986 dans la centrale Lénine située à l’époque en république socialiste soviétique d’Ukraine met en exergue les dysfonctionnements, négligences et défaillances du système oligarchique soviétique et lance la « Glasnost » (transparence) et la « Perestroïka » (restructuration) de Mikhaïl Gorbatchev qui sonneront le glas du système et permettront quelques années plus tard l’avènement de nombreuses démocraties. A Tchernobyl comme à Beyrouth avec l’explosion gigantesque du 4 août 2020, la gestion pré et post explosion a été défaillante avec une prise en compte insuffisante des règles de sureté, des rapports confidentiels de mise en garde sous-estimés ou ignorés, le sacrifice inutile des pompiers, une enquête contestable et opaque, etc.
Après le réveil brutal et la constatation de l’ampleur de notre propre catastrophe le 5 août, d’aucuns se sont demandés si cette tragédie pouvait au moins servir à ouvrir la voie à des Glasnost et Perestroïka libanaises ou tout au moins mettre un terme à la culture de la guerre et de la destruction systématique et suicidaire à l’instar de ce qui s’est passé au Japon après Hiroshima et Nagasaki ? Force est de constater néanmoins, quelques semaines plus tard, que rien n’a vraiment changé dans notre république « Kleptocrate », sauf la démission d’un gouvernement décrié et sans racines qui s’est saisi des « colonnes » brulantes des reformes et de la lutte anti-corruption mais manquait de jambes et de coeur pour les porter à bon port ; en dépit de la bonne volonté de certains.
Nos (ir)responsables se sont tout d’abord barricadés dans leurs mutisme et déni pour ensuite se balancer la responsabilité du fait comme s’il s’agissait d’une simple bévue ou d’un accident de la circulation sans aucune compassion pour ces corps sans vie ou ces âmes sans corps ou ces nombreux foyers décimés et meurtris. Ils ont par la suite développé toute une série de conditions suspensives et de lignes rouges avec un mot d’ordre: ne pas toucher au système au risque de raviver les souvenirs et les affres des guerres intestines. En somme ils ne consentiraient qu’à un changement de façade et tout au plus à des élections partielles ou générales anticipées qui permettraient, en l’état actuel des choses et des mentalités, à certains de grignoter l’électorat des autres et à tous de s’offrir une nouvelle légitimité par la grâce d’une population toujours profondément atteinte du syndrome de Stockholm et qui moutonne sans vergogne.
Or pour vraiment changer, il faut dit-on mettre à plat ! Mais qu’est-ce mettre à plat ?
Tout d’abord, un constat s’impose. Notre État est en situation d’instabilité permanente vis-à-vis de sa population depuis des décennies. Celle-ci ne remarque que son absence et ses manquements. La gageure aujourd’hui n’est plus de se substituer systématiquement à l’État sans chercher à soutenir son rôle auprès de la population et ce, en pillant ou gaspillant ou profitant des deniers publics comme le font les oligarques et kleptocrates libanais pour assoir leur autorité et leur légitimité usurpée en rendant leur électorat redevable dans le cadre d’un cercle vicieux qui tourne inexorablement à vide. Ce qui en fait ne fait que renforcer le mécontentement de cette population prise à son propre piège et creuser l’écart entre celle-ci et une élite perçue comme indifférente aux tribulations des plus vulnérables. Ce divorce alimente de surcroit les tensions sous-jacentes et dégénère en instabilité chronique. Il faut rajouter à cela, la multiplicité des communautés en concurrence et leurs antagonismes qui réduisent le sentiment d’appartenance nationale et alimentent le désordre et la corruption. Une réforme politique s’impose donc en tout premier lieu et doit conduire à une stabilisation du système de gouvernance et à des réformes structurelles nécessaires qui seraient acceptées par tous afin de ramener le citoyen dans le giron de l’État central quelle que soit son appartenance communautaire. Elle ne peut être entreprise que par une équipe homogène de « serviteurs publics » (ministres) compétents, intègres, courageux et totalement indépendants dédiés à cette mission nonobstant les risques et dangers auxquels ils feront face.
Il faudra aussi éviter les écueils usuels tels que les pièges de tiers de blocage et de premier ministre « fort » ou « représentatif » qui ne pourrait ramener aux affaires qu’une personnalité compromise qui aurait la latitude à elle seule de démissionner tout le gouvernement (article 69 de la Constitution) pour annihiler son action en cas de collision avec la classe corrompue ou sous sa pression.
Ce nouveau gouvernement serait investi de pouvoirs exceptionnels qui lui permettraient (après modification de la Constitution) de légiférer par décrets pour contrecarrer toutes tentatives du Parlement de barrer la route aux reformes comme ce fut le cas d’ailleurs avec le gouvernement sortant (plan de réforme, contrôle des capitaux, secret bancaire, lutte contre la corruption…pour ne citer que ceux-ci). Ce qui est au demeurant une évidence au vu des intérêts contradictoires des parties du fait que la réussite de ce gouvernement ferait tomber l’écrin en désavouant toutes les législatures aux commandes du pays depuis la fin de la guerre et pousserait concomitamment à un changement de la classe politique. Une fois investi, Le nouveau Cabinet pourrait négocier et entériner un plan de réforme et de sortie de crise homologué par les bailleurs de fonds et créanciers en bénéficiant immédiatement des apports financiers obtenus dans le cadre des programmes de financements adaptés (FMI, Banque Mondiale, etc.) qui tendent aujourd’hui à identifier les priorités en mettant en évidence les vulnérabilités propres à chaque pays et de faire en sorte que les fonds publics aillent aux couches et secteurs qui en ont le plus besoin (social safety net). Ce qui contribuera à lutter contre les inégalités ou les fractures sociales et facilitera la résurgence d’un nouveau contrat social. Ces efforts devront être accompagnés d’autres mesures réformatrices en vue d’assurer la mise en place ou la refonte d’institutions et de systèmes suffisamment résilients et fiables pour pouvoir répondre aux objectifs visés en matière de développement durable, satisfaire aux exigences des citoyens, faire face aux chocs, promouvoir la cohésion sociale et assurer pacifiquement le règlement des tensions et des conflits. Elles permettront aussi de combler le fossé séparant les secteurs formel et informel (économies parallèles) en oeuvrant à les intégrer et à les unifier suivant une seule règle de droit homogène pour créer une économie moderne, productive et fédératrice. La solution pour faire avancer les choses est donc de créer une fracture immédiate entre les kleptocrates et l’électorat qui aboutirait à terme lors du renouvellement de la Chambre à un véritable vote citoyen, privant d’une part les
politiciens corrompus des moyens d’influer les votes et d’autres part, en confortant l’électeur dans l’idée que le premier des devoirs est envers lui-même et avec pour corollaire celui de demander des comptes a ceux qui gèrent les deniers publics. Nul doute cependant que nos politiciens le savent pertinemment bien et tenteront le tout pour le tout pour l’empêcher et nous garder emprisonnés dans ces eaux marécageuses où il leur est loisible de « croquer » à tout va. Mais comme on ne cesse de le répéter, le 4 août 2020 a tout changé et ce qui était encore impossible avant est devenu envisageable depuis. Comme Hiroshima et Tchernobyl, on est en droit de venger nos victimes après les avoir pleurés en chassant les « marchands du temple » et en offrant un avenir meilleur à nos enfants. D’autres avant nous, aux caractéristiques similaires, l’ont fait. Singapore par exemple qui en quelques années est passé du statut de pays sous-développé et sans ressources naturelles à celui de puissance économique mondiale enviée et admirée. Sa population a bénéficié pour cela de la vision éclairée et du nationalisme de ses dirigeants et notamment de son charismatique premier ministre Lee Kuan Yew dont le seul but était la recherche du bien-être et du bonheur de son peuple dans une société juste et égalitaire ; tout en maintenant la tolérance religieuse et l’harmonie entre les diverses communautés. “Celui qui déplace une montagne commence par déplacer de petites pierres” (Confucius). La première de ces pierres est l’opportunité qui est offerte aujourd’hui au Liban avec l’engagement de nombreux pays amis se disant prêts à aider. Ces pays sont appelés, avant qu’il ne soit trop tard, à utiliser les nombreux moyens juridiques dont ils disposent pour faire pression sur les dirigeants en bloquant leurs avoirs et actifs à l’étranger (par la procédure européenne du CFSP ou britannique du UWO ou suisse de la LVP ou américaine de Magnitsky Act) et en brandissant la menace du «Name & Shame » pour les amener à négocier leur retrait volontaire de la vie politique et la restitution d’une partie des fonds et biens mal acquis.
Karim Daher
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Négociations avec le FMI : sortir de l’impasse pour éviter une « décennie perdue »
Par Jean RIACHI
PDG de FFA Private Bank
La perspective d’une issue positive aux négociations entamées par le Liban avec le Fonds monétaire international (FMI) pour obtenir son assistance financière semble plus que jamais compromise avec les démissions successives, à une dizaine de jours d’intervalle, de deux figures-clés de l’équipe libanaise en charge de conduire ce processus, l’expert financier Henri J. Chaoul, et le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani. Or la mise en œuvre d’un programme d’assistance du FMI est nécessaire à plus d’un titre pour permettre au Liban de faire face à la crise actuelle. Car outre son enveloppe financière, ce programme constitue également une condition préalable au déblocage des fonds de CEDRE et, à terme, à des négociations avec les détenteurs étrangers d’eurobonds.
- Bifani et Chaoul ont conjointement justifié leur choix par leur refus de continuer à cautionner l’impasse résultant essentiellement de la persistance de querelles internes autour du plan de sauvetage financier du gouvernement, qui doit servir de base à ces négociations. Depuis son adoption, fin avril, ce plan n’a en effet cessé d’être critiqué : pour son manque de détails, notamment en ce qui concerne la politique budgétaire ; pour avoir été trop vague dans les mesures visant à financer les pertes colossales du pays ; et pour avoir manqué de vision stratégique pour l’avenir de l’économie libanaise.
Opposition farouche
Selon ses propres termes, le plan « vise à combler avec force les déséquilibres financiers et budgétaires, à réduire le déficit de la balance courante, à amener la dette publique sur une trajectoire descendante ferme, à rétablir la stabilité du secteur financier et à restaurer la confiance ». Ses auteurs établissent pour cela trois priorités. D’abord, réduire immédiatement le stock trop élevé de dette publique du Liban à un niveau soutenable. Ensuite, reconnaître les pertes dans les livres du système financier libanais, le recapitaliser et réduire sa taille à un niveau qui corresponde aux besoins réels du pays. Car tout report de cette reconnaissance des pertes et le maintien des banques en état de fonctionnement marginal, grâce à la garantie et au financement (explicites ou implicites) de la Banque centrale (BDL), les transformeraient en « banques zombies », incapables de soutenir la croissance à long terme et d’attirer des capitaux. Enfin, définir un objectif ambitieux d’excédent primaire (hors service de la dette) pour la politique budgétaire du Liban. Conjugué à la forte réduction de la facture des intérêts sur la dette publique, qui sera réalisée grâce à la restructuration de cette dernière, cet effort budgétaire conséquent permettrait de placer le ratio dette/PIB sur une trajectoire descendante.
Parmi les nombreux groupes qui ont farouchement combattu le plan gouvernemental, les plus virulents ont été la BDL et l’Association des banques (ABL). La BDL s’oppose principalement à l’idée que sa position de change négative se traduise par des pertes. De son côté, l’ABL résiste au plan car son estimation des pertes agrégées estimées dépasse les fonds propres des banques. Le plan dresse en outre le constat que les actions de banques (ordinaires ou préférentielles) ont perdu toute valeur. Cela conduit ainsi le gouvernement à reconnaître implicitement qu’une certaine forme de ponction (« haircut ») sur les grands dépôts, même sous forme de conversion forcée en instruments de capital (« bail-in »), est inévitable.
L’ABL a donc publié le 20 mai dernier un plan alternatif qui prévoit une recapitalisation partielle de la BDL à travers le transfert d’actifs de l’État (sous forme d’émission d’obligations adossées à un fonds souverain), mais minimise l’impact sur les banques de la différence significative entre les créances en dollars des banques sur la BDL et les avoirs réels de la BDL dans cette même devise. Le plan de l’ABL s’oppose également à toute décote sur la dette publique libellée en monnaie locale. Afin d’obtenir le soutien du public pour son plan, l’ABL s’est positionnée en tant que défenseur des droits des déposants face au risque de « haircut ». En réalité, le plan de l’ABL est beaucoup plus dommageable pour les déposants car il implique une période extrêmement longue de contrôle sur les transferts de capitaux et une dévaluation plus substantielle et permanente des dépôts en dollars locaux (les désormais fameux « lollars »).
Conflits d’intérêts
Alors que le FMI a clairement indiqué que sa position était en grande partie alignée sur la stratégie du gouvernement, les banques et la BDL ont réussi à mobiliser toutes leurs ressources et leur influence afin d’imposer leur point de vue. Et ce aussi bien dans les médias qu’auprès des organismes économiques (ce qui est a priori curieux, au regard de la divergence d’intérêts économiques qui existe à de nombreux égards entre ces derniers et les banques) et d’une grande partie de la classe politique. Naturellement, le fait que de nombreux hommes d’affaires et politiciens soient actionnaires de banques, et donc en situation de conflits d’intérêts, n’est sans doute pas étranger à cette unanimité…
Du côté de l’opinion publique, l’essentiel de l’offensive pour gagner son adhésion a porté sur l’argumentaire juridique et notamment la « sacralisation de la propriété privée », opposée à la perspective de conversion forcée de certains dépôts. Quelle que soit la valeur juridique, incontestable, de ce principe, ce raisonnement relève du sophisme : de fait, les déposants en dollars ont déjà perdu environ 80 % de la valeur de leurs dépôts (du fait de la différence entre le taux de change officiel et le cours réel – actuellement, aux alentours de 10 000 LL par dollar). Appliquer un plan cohérent susceptible de recevoir le soutien des organismes internationaux sera certainement plus bénéfique pour les déposants et permettra surtout d’enrayer le cercle vicieux de dévaluation et de dépression économique dans lequel nous sommes actuellement. Les cris d’orfraie sur « la menace sur le libéralisme économique » ou le risque de « mainmise sur le secteur bancaire » par la communauté chiite ont aussi fait mouche auprès d’une partie de l’opinion publique, notamment auprès des bourgeoisies chrétiennes et sunnites. En réalité, il est au contraire grand temps d’établir un système économique qui soit tout à la fois véritablement libéral et social. Autrement dit, l’antithèse du capitalisme « de connivence » et de clientélisme qui a conduit au pillage des ressources du pays et à la crise actuelle
Il semble qu’actuellement, au vu de la cacophonie au sein de la partie libanaise et l’absence de volonté politique sérieuse de parvenir à un accord, le FMI a mis les négociations en veilleuse. Cette situation est inacceptable et gravissime ; un accord doit être trouvé de toute urgence entre l’État et les banques pour assurer le succès des négociations avec le FMI et la relance de l’économie libanaise. Il est plus que jamais indispensable que le Liban ne tombe pas à nouveau dans le piège des politiques de fuite en avant nous conduisant inexorablement vers des « décennies perdues » d’inflation et de dépression économique.
Ce texte a été initialement publié dans le 4 juillet 2020 dans la section “Idées” de L’Orient-Le Jour : https://www.lorientlejour.com/article/1224644/negociations-avec-le-fmi-sortir-de-limpasse-pour-eviter-une-decennie-perdue-.html
Les enjeux de la loi César
Par Adib Y Tohme *
La loi César (le Caesar Syrian Civilian Protection Act), en référence au nom de code de l’ex-photographe de la police militaire syrienne César, qui a fui la Syrie en 2013, emportant 55 000 photographies de corps torturés dans les geôles syriennes, est entrée en vigueur le 17 juin 2020 et devrait rester applicable jusqu’à décembre 2024.
Promulguée en décembre 2019 par le président Donald Trump, cette loi bipartisane impose de lourdes sanctions au régime syrien, mais surtout à toute personne, société, institution ou tout gouvernement qui commercialise avec le pouvoir en place à Damas ou contribue à la reconstruction de la Syrie.
Son champ d’application est vague et ouvre la voie à toutes les interprétations.
Il faut néanmoins souligner que cette loi s’inscrit dans un cadre législatif plus large visant à empêcher des groupes armés, notamment le Hezbollah, d’établir une présence permanente en Syrie et à contrecarrer l’influence de l’Iran sur le pays.
La loi Cesar n’interdit pas d’effectuer des transactions avec la Syrie, mais plutôt de traiter avec le régime syrien. À la manière des mesures votées contre l’Iran, elle oblige le président des États-Unis à infliger des sanctions – y compris la saisie et le gel des actifs aux États-Unis et des restrictions de voyage – à toute personne ou entité étrangère qui fournit en connaissance de cause, au régime syrien, directement ou indirectement, et de façon significative ce qui suit :
– Un soutien financier (octroi de prêts, crédits ou facilités de paiement), matériel ou technologique significatif ou qui conduit des transactions significatives avec le régime syrien.
– Des biens, des services, des technologies, des informations ou d’autres formes d’assistance qui facilitent considérablement le maintien ou l’expansion de la production nationale de gaz naturel, de pétrole ou de produits pétroliers ;
– Des services de construction ou d’ingénierie ;
– Des biens, des accessoires ou des services liés au secteur de l’aéronautique.
Il est important de noter que l’importation de biens par la Syrie est expressément hors du champ d’application de la loi César (ce qui n’est pas le cas de l’exportation de biens par la Syrie). Le terme « bien » comprend tout article, naturel ou artificiel, équipement, fourniture ou produit manufacturé, y compris matériels d’inspection et d’essai, à l’exception des données techniques.
Avant d’examiner les différents cas de figure qui peuvent se présenter, il est nécessaire de préciser que la condition nécessaire pour déclencher l’applicabilité de la loi est le fait de traiter avec le régime syrien, c’est-à-dire le gouvernement, les services de sécurité, les personnes et entités dont le nom est affiché dans la liste des personnes désignées en vertu de la loi César par le Trésor américain (appelée à s’étoffer avec le temps), et les groupes paramilitaires qui opèrent sur le territoire syrien pour le compte du régime syrien, de l’Iran ou de la Russie.
Le Hezbollah est ainsi directement concerné par la loi et est assimilé au régime syrien. Cela a pour conséquence d’élargir à tout le monde l’interdiction faite aux banques étrangères de faire des transactions avec le Hezbollah par le « Hezbollah International Financing Prevention Act of 2015 » (HIFPA 2015).
Deux qualificatifs dans le texte sont importants pour délimiter le champ de l’applicabilité des sanctions. Le premier est « en connaissance de cause » (with knowledge), qui signifie ici que la personne concernée savait réellement ou qu’elle aurait du savoir, dans le sens qu’elle est obligée d’effectuer des vérifications pour prévenir tout risque de sanctions en vertu de l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ». D’où l’importance pour la personne étrangère de mettre en place un programme de conformité efficace en matière de sanctions. Un tel programme devrait inclure : une diligence vis-à-vis des partenaires, des fournisseurs et des clients afin de déterminer s’ils se trouvent sur la liste des personnes désignées en vertu de la loi César ou s’ils ne sont que des prête-noms du régime syrien ; un examen de la transaction et la vérification des produits pour s’assurer qu’ils ne sont pas soumis à restriction ; une assurance que les matériaux, les biens et les services ne sont pas fournis aux personnes et entités du régime syrien de manière indirecte ; des contrôles contractuels, y compris les exclusions de sanctions, les garanties et les clauses de sortie en cas de désignation ou d’aggravation des sanctions ; des formations en matière de politiques et de procédures ; un suivi régulier des transactions et des audits périodiques de la conformité aux sanctions.
Le deuxième qualificatif est « significatif », dans le sens de substantiel, ce qui pose la question de savoir au-delà de quel degré une transaction ou un support relativement insignifiant devient important. Cela devra être déterminé au cas par cas par le président des États-Unis qui jouit d’un pouvoir très large d’imposer ou de suspendre les sanctions.
Concrètement, plusieurs cas de figure peuvent se présenter, par exemple celui d’un commerçant libanais qui exporte des produits vers la Syrie à travers un partenaire syrien. A priori, le commerçant libanais ne devrait pas être inquiété, l’exportation de biens vers la Syrie étant expressément exemptée du champ d’application de la loi. Toutefois, le commerçant libanais peut se trouver pris au piège des sanctions du fait de l’identité de son partenaire (liens avec le régime syrien), de la nature du bien négocié, du type des transactions effectuées et du bénéficiaire ultime de celles-ci. Une due diligence telle que décrite ci-dessus s’impose.
La même logique s’applique aux branches des sociétés libanaises qui se trouvent en Syrie. Quant aux branches des banques libanaises, elles se trouvent dans une situation d’attente. En effet, la nouvelle législation oblige le Trésor américain à « déterminer si la banque centrale de Syrie se livre au blanchiment d’argent et cela avant l’entrée en vigueur de la loi ». Ce qui n’a pas été fait pour l’instant.
Au-delà des importations d’électricité de la Syrie par l’EDL de la contrebande florissante de farine, de mazout ou d’autres produits subventionnés, qui peut à tout moment être considérée comme des opérations profitant au régime syrien, la loi César s’oppose surtout à la normalisation des relations avec le régime syrien, réclamée par le Hezbollah.
Le non-respect de la loi risque de mettre le pays en porte-à-faux avec l’administration américaine et la communauté internationale. Le pouvoir actuel serait alors amené à prendre la direction de « l’Est » dans le prolongement de l’axe de la résistance, guidée par l’Iran et soutenue par la Chine, et faire main basse sur les ressources de l’État, les institutions et les réserves en dollars en attendant un règlement régional du conflit.
L’entrée en vigueur de la loi César ne fait donc que rendre plus urgente la nécessité pour le Liban d’être consistant entre le choix de ses partenaires économiques et son positionnement politique.
*Adib Y Tohme est professeur de droit et d’économie, avocat aux barreaux de Beyrouth et de New York, et écrivain.
INITIATIVE POUR UNE ADMINISTRATION PUBLIQUE SOUPLE
L’objectif d’une telle initiative est de transformer l’Administration Publique libanaise (“AP”) d’une administration pléthorique, inefficace et coûteuse en une administration publique souple, performante et financièrement saine, au sein de laquelle chaque Fonctionnaire est évalué, et placé dans le poste le plus adéquat de manière à ce que sa contribution soit la plus efficace et utile possible aux usagers de l’AP, à savoir, les citoyens.
Dans le cadre de cette Initiative, des propositions sont soumises visant à alléger la bureaucratie, réduire les coûts et investir dans une réforme des ressources humaines, l’objectif final étant de “Mieux Servir les Citoyens”. L’enjeu par la suite sera de faire de ces propositions une réalité durable, et que l’AP et les Fonctionnaires soient tenus de rendre compte de la qualité des services rendus aux citoyens. Le Rapport McKinsey, émis il y a trois ans et intitulé “Une Vision Economique pour le Liban”, avait identifié à ce propos, plusieurs piliers essentiels pour assurer une AP efficace et rentable, au nombre desquels: la productivité, la numérisation, la transparence et la confiance. Le rapport avait conclu que le Liban ne remplit aucun de ces critères. Des quatre piliers principaux précités, cette Initiative ne porte que sur le premier, à savoir la Productivité de l’AP, ou plus précisément le souci de favoriser une fourniture plus efficace de biens et services publics. Elle aspire ainsi à mettre en place une stratégie de réforme de l’AP à moyen/long terme pour déterminer les priorités et l’ordre de mise en œuvre des actions prévues et propose à titre préliminaire les principales étapes suivantes:
a) Evaluer l’organigramme, les descriptions de poste, les profils de postes et le calendrier de recrutement de chaque AP; établir un organigramme optimal, modifier les descriptions et profiles de postes si nécessaire, et mettre en place un nouveau calendrier de recrutement.
b) Evaluer la structure actuelle de l’AP et faire passer à chaque Fonctionnaire un test de compétence afin de lui proposer une formation pour acquérir de nouvelles compétences adaptées au poste ou à un poste différent en fonction des besoins de l’organisation et des compétences du Fonctionnaire. Dans le cas où l’AP à laquelle le Fonctionnaire est affecté n’a pas besoin des compétences de ce dernier ou est déjà en sureffectif, ledit Fonctionnaire sera alors transféré à un “Pool Central de Compétences”, géré par le Ministère de la Réforme Administrative (OMSAR) ou tout autre ministère qui serait affecté à cette tâche ; du Pool, le Fonctionnaire sera réaffectera à une AP en sous-effectif ou à une AP qui a besoin des compétences spécifiques de ce Fonctionnaire. Le Pool Central de Compétences fera office de
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réservoir stratégique à la disposition de l’Administration Publique, et sera également capable de fournir au besoin des ressources humaines qualifiées au secteur privé.
c) Evaluer la nature et l’étendue des défaillances en matière de gouvernance, y compris la corruption et l’incompétence, ainsi que les conséquences macroéconomiques de ces défaillances.
d) Mettre en place et améliorer la transparence, et les processus de signalisation et de responsabilisation, ainsi que le respect des lois et des contrôles internes et ce, par la mise en place d’un système de sanctions efficace et une distribution des responsabilités. Il est utile d’ailleurs de relever à ce propos, que les pratiques et institutions des AP inefficaces sont souvent liées à la corruption.
ARRETER TOUT RECRUTEMENT EXTERNE DE FONCTIONNAIRES
Depuis l’adoption par le Parlement de la Loi No. 46/2017, dont l’article 21 dispose que toute forme de recrutement est strictement interdit, les ministres des gouvernements en place à l’époque ont recruté au total, en violation de la loi, entre 5 000 et 10 000 Fonctionnaires supplémentaires à des fins purement électorales. La Commission parlementaire des Finances et du Budget a demandé par la suite une enquête et s’est engagée à poursuivre en justice les ministres qui ont enfreint la loi et les Fonctionnaires qui ont été recrutés en violation de ladite loi, toutefois rien de palpable n’a été encore été fait à ce jour, mis à part un rapport de l’Inspection Centrale jeté aux oubliettes. Il convient de mentionner à ce titre qu’en vertu de l’article 112 de la Loi de la Comptabilité Publique (Décret No. 14969 daté du 30 décembre 1963), les ministres sont responsables sur leur biens personnels de tout dépassement des crédits alloués à leur ministère. La loi ne peut être considérée comme un point de vue, et l’article 21 de la Loi No.46/2017 doit être strictement appliqué sous peine d’entrainer la responsabilité directe des contrevenants. Aucun recrutement en vertu d’un contrat de quelque nature que ce soit de tout Fonctionnaire dans une quelconque AP ne doit être effectué. Dans le cas où une AP a besoin de recruter des Fonctionnaires supplémentaires pour améliorer sa performance ou ses prestations de services, celle-ci doit recruter en interne auprès du Pool Central de Compétences et uniquement selon les mérites, indépendamment de toute affiliation politique.
EFFECTUER UN AUDIT DE TOUS LES SECTEURS ET NIVEAUX DE L’ADMINISTRATION PUBLIQUE
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Dans une deuxième étape, un groupe de travail conjoint, composé du Ministère de la Réforme Administrative et d’experts en ressources humaines ainsi que d’experts techniques indépendants, sera mis en place et chargé d’effectuer un audit de tous les secteurs de l’AP et de tous les Fonctionnaires simultanément. Les mesures suivantes devront être prises:
- Evaluer l’organigramme, les effectifs et les profils d’emploi et description de postes de chaque AP, par rapport à la mission, au volume de services et à la performance qui sont requis de chaque AP.
- Formuler des recommandations et créer de nouveaux profils de postes, sur base des compétences.
- Evaluer chaque Fonctionnaire dans chaque AP en fonction des nouvelles compétences qui figurent dans les nouveaux profils et description de postes.
L’audit permettra d’établir une cartographie précise des besoins en ressources humaines et des ressources humaines existantes, ce qui permettra au gouvernement de développer et de mettre en œuvre une réforme moderne et équitable de l’AP. Au terme de cet audit, les Fonctionnaires seront regroupés en quatre catégories:
a) Les Fonctionnaires qui, pris individuellement, sont performants et qui sont nécessaires à l’AP à laquelle ils sont affiliés : ils sont maintenus à leur poste sans aucun changement de statut ou fonction.
b) Les Fonctionnaires qui, pris individuellement, sont performants et qui ont la capacité d’être formés, d’évoluer et d’acquérir les compétences nécessaires à leur fonction, mais dont l’AP à laquelle ils sont affiliés n’a pas besoin : ils gardent leur emploi et sont transférés au Pool Central de Compétences.
c) Les Fonctionnaires qui, pris individuellement, ne sont pas performants et qui n’ont pas la capacité d’être formés et d’évoluer pour acquérir les compétences nécessaires à leur fonction : ils gardent leur emploi, mais sont affectés à des postes de niveau (inférieur), qui correspondent leurs compétences.
d) Les Fonctionnaires “fantômes” : ils sont immédiatement licenciés avec ou sans indemnités de fin de service et/ou pensions de retraite.
Au préalable, une étude d’impact devra être effectuée pour évaluer les conséquences des transferts des Fonctionnaires au Pool Central de Compétences et s’assurer que la réduction des
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effectifs n’aura pas un impact négatif sur les services offerts par l’AP à court et moyen terme. De plus, lors de la mise en place des mesures susmentionnées, il faudra veiller à ce que tous les Fonctionnaires soient traités de manière juste et équitable, indépendamment de leur statut personnel, religion ou affiliation.
LE POOL CENTRAL DE COMPETENCES
Le Pool Central de Compétences sera considéré comme un réservoir stratégique de compétences à la disposition de l’Administration Publique, et pourra aussi servir, au besoin, à fournir des effectifs qualifiés au secteur privé. Il sera géré par le Ministère de la Réforme Administrative et accueillera tous les Fonctionnaires visés par les mesures qui précèdent. Ceux- ci conserveront toutefois tous leurs droits acquis et seront formés en fonction des besoins des différents secteurs de l’AP. En fonction des besoins, il sera fait appel au Pool Central de Compétences pour fournir des Fonctionnaires à toute AP qui aurait besoin de ressources supplémentaires, de manière temporaire ou permanente. Le cas échéant, ce Pool pourra également aider les Fonctionnaires à trouver un emploi dans le secteur privé. Par conséquent, le Pool Central de Compétences aura un double rôle:
a) Servir d’appui à tous les secteurs de l’AP: des effectifs spécialisés seront affectés à cet effet de manière temporaire ou permanente auprès de toute AP qui aurait besoin de leurs services.
b) Servir d’agence de recrutement pour le secteur privé: il œuvrera à encourager et aider les Fonctionnaires dont les compétences ne sont pas nécessaires dans les AP mais qui sont nécessaires au secteur privé, à intégrer le secteur privé. Des mesures incitatives devront être offertes, dans ce cadre, aux entreprises du secteur privé en vue de recruter ces Fonctionnaires. Les droits acquis de ces derniers (indemnités, compensation et autres droits) devront être garantis.
COMPLEMENTARITE ENTRE CETTE INITIATIVE ET LES AUTRES MESURES DE REFORME
Cette Initiative s’inscrit dans le cadre d’un examen complet de la structure et des processus opérationnels de l’AP et devra être impérativement accompagné de mesures complémentaires nécessaires. Une attention particulière devra être d’ailleurs portée aux questions suivantes:
1- Mise en place d’une automatisation des services par le biais de l’e-gouvernement, qui est l’un des principaux moyens de réduire la bureaucratie, d’améliorer et d’accélérer les services offerts et d’assurer la transparence en luttant contre la corruption et la pratique des pots-de- vin.
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2- Améliorer la qualité des services fournis par les AP et les Fonctionnaires sur bases des critères suivants:
a) Evaluer de manière permanente les performances des individus et des départements.
b) Comparer les coûts des services offerts par les AP aux coûts des services équivalents fournis par le secteur privé.
c) Assurer la formation continue et fusionner les départements et les fonctions en tenant compte des besoins.
d) Octroyer des récompenses financières aux seuls Fonctionnaires performants (et non systématiquement des bonus à tous).
e) S’assurer de la mise en place de systèmes adéquats de contrôle de la performance, et rendre les Fonctionnaires responsables des résultats.
3- Assurer une meilleure coopération entre l’AP et le secteur privé, et effectuer des échanges croisés entre des Fonctionnaires et des employés du secteur privé, si nécessaire. Il faudra cependant prévoir pour cela une égalité de traitement entre Fonctionnaires et employés du secteur privé en matière de pensions de retraite et d’impôts. Les Fonctionnaires ne pourront pas bénéficier d’exemptions fiscales sur leurs salaires, indemnités, pensions de retraite etc. sans que cette possibilité ne soit aussi ouverte aux employés du secteur privé. Sinon l’imposition et les retenues s’appliqueront à tous.
4- Réaliser des économies en matière de marchés publics et de dépenses publiques, et effectuer un contrôle permanent des dépenses publiques. Ceci nécessite de moderniser au plus tôt les appareils étatiques et les législations relatifs aux achats publics et appels d’offres.
6- Mettre en place des mécanismes efficaces de sanctions applicables à la gestion du service public.
7- Créer et/ou renforcer des pouvoirs judiciaires indépendants et intègres chargés de se prononcer sur la légalité des dépenses publiques et leur conformité aux règlementations fiscales, ainsi que sur la constitutionalité des coupes budgétaires, en mettant l’accent sur les dépenses non budgétisées.
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8- Lutter contre la corruption au sein des AP, étant donné que la corruption endémique affecte la performance économique, en affaiblissant les fonctions de l’Etat et en nuisant aux vecteurs de croissance potentielle et inclusive.
9- Mettre en place des mesures visant à empêcher les acteurs du privé de verser des pots-de- vin ou de fournir des services, structures et mécanismes qui faciliteraient la dissimulation des produits de la corruption. Parallèlement à ces mesures, et pour garantir la bonne marche des services et encourager les investissements, un mécanisme de paiements de facilitation (Facilitating Payment/FPCA) devrait être mis en place pour légaliser les coûts plus élevés en cas de formalités gouvernementales accélérées, en prévoyant une distribution équitable, légale et transparente des coûts. (Il convient de rappeler que cette mesure a déjà été adoptée pour les passeports délivrés par la Direction de la Sûreté Générale).
10- Adopter la technologie de « Blockchain » pour réduire les possibilités de dissimulation, d’évasion et renforcer la transparence.
11- Mettre en place un code déontologique dans le secteur public pour les Fonctionnaires et les acteurs du privé, qui régirait les relations entre eux.
12- Mettre l’accent sur la gouvernance et le contrôle des entreprises d’Etat comme faisant partie intégrante de la réforme de l’AP/ Fonctionnaires. A cet effet, les mesures suivantes devront être prises:
- a) Superviser et réglementer les entreprises d’Etat (SOE), comme s’il s’agissait d’entreprises privées; établir une séparation claire selon que ces entreprises agissent en tant que propriétaire, régulateur ou pouvoir décisionnel.
- b) Eviter et éliminer les conflits d’intérêts.
- c) Empêcher la poursuite d’ingérence politique.
- d) Renforcer la responsabilisation, le reporting et la divulgation d’informations aux organes
de représentation comme le Parlement, y compris au sujet de questions liées aux
garanties de l’Etat relatives aux engagements des entreprises d’Etat.
- e) S’assurer de la mise en place des systèmes adéquats de contrôle de la performance et
tenir les entreprises d’Etat responsables des résultats.
13- Adopter enfin une réforme de la nomenclature budgétaire avec l’adoption d’une Loi organique qui permettrait un meilleur suivi de l’exécution du Budget et de rendre responsable
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gouvernement et ministres de leur engagements sans possibilité de se soustraire ou de renvoyer la responsabilité au parlement. Ceci aura pour corolaire d’articuler le budget général de l’Etat en missions et programmes et non plus en chapitres comme c’est le cas actuellement. L’objectif étant de passer d’une logique de moyens à une logique de résultats. Cela aura pour conséquence certaine, l’instauration de projets de performance dans lesquels des objectifs sont donnés par ou aux ministères. Ce qui permettait un contrôle a posteriori de l’accomplissement de ces objectifs par le biais des rapports annuels de performance présentés par les différents ministères qui doivent dès lors rendre compte de leur action en mettant en évidence les résultats obtenus au regard des moyens mobilisés par le Parlement.
Pour conclure, il serait utile de rappeler à ceux qui semblent l’avoir oublié, que l’Administration Publique libanaise doit être au service des citoyens libanais et des entreprises libanaises. Les indicateurs clés de performance doivent donc être identifiés périodiquement et communiquées publiquement comme le préconise d’ailleurs la Loi No 28/2017 sur le droit d’accès à l’information, notamment en matière de satisfaction du client, du coût et des délais de chaque service offert. La “bonne gouvernance” reconnaît d’ailleurs que la qualité de la gouvernance peut affecter l’efficacité et l’efficience de l’AP dans la réalisation des résultats escomptés, et doit reposer sur des politiques et mesures équitables et inclusives.
Dr. Nasri Antoine DIAB
Avocat aux Barreaux
de Beyrouth et de Paris Professeur des Facultés de Droit
Joseph OTAYEK
Expert en Stratégie et Management de la Santé
Karim DAHER
Avocat à la Cour Maître de conférence en Droit Fiscal
Que reste-t-il du secret bancaire ?
Par Karim Daher*
La loi sur le secret bancaire au Liban est née le 3 Septembre 1956 sous l’impulsion de l’ancien député et ministre feu Raymond Eddé qui, s’inspirant du système suisse, avait pressenti les retombées positives que ce régime pouvait assurer à la jeune république. Le Liban était alors le seul pays du Moyen-Orient à avoir un régime politique et économique libéral, tandis que des pays comme la Syrie, l’Égypte et bientôt l’Irak faisaient face à des renversements de régime, des nationalisations et des fuites de capitaux.
Cette protection et son corollaire de discrétion ont facilité les transferts des capitaux vers le Liban des élites desdits pays ainsi que des monarchies pétrolières encore naissantes dans le Golfe. C’est avec l’apport de fonds et le savoir-faire des nouveaux banquiers syriens et irakiens que le Liban est devenu un centre financier régional de choix. Selon le magazine Al-Masarif de l’époque, les banques se créaient alors aussi fréquemment que les restaurants et les cabarets.
Ce cadre idyllique a cependant subi une première secousse sous le mandat du président Fouad Chehab avec l’adoption en 1959 d’une série de lois dont certaines dispositions rendaient non opposable le secret bancaire au fisc. Il en était ainsi avec l’article 103 de la loi de l’impôt sur le revenu qui habilitait les autorités judiciaires et fiscales à avoir accès aux informations et comptes bancaires des contribuables pour s’assurer de leur conformité aux obligations. De plus, l’article 6 de la loi sur les droits de succession a considéré les comptes joints bancaires comme faisant partie intégrante de l’actif successoral imposable et estimé qu’ils sont détenus à parité égale par les déposants ; ce qui revenait à dire qu’en cas de décès, l’impôt était applicable sur la portion du compte revenant au défunt. Mais Raymond Edde et autres farouches défenseurs du secret bancaire ne l’entendaient pas ainsi et ont voulu rendre la carapace infaillible par-delà le temps. En 1961, ils ont amendé l’article 103 pour rendre les comptes bancaires opposables au fisc (Loi du 20/6/1961). Ils ont ensuite fait adopter la loi du 19/12/1961 sur les comptes joints bancaires qui permet au co-titulaire survivant de disposer librement de l’ensemble du dépôt.
Le revers de la médaille
Cette parenthèse refermée, le secret bancaire a continué à prévaloir et à se développer en dépit des circonstances environnantes comme la faillite de la banque Intra en 1967, et la guerre civile durant laquelle il a notamment permis à l’OLP de s’armer et de se financer sans aucune inquiétude. Il a aussi servi à protéger les milices, les transferts de fonds qui ont alimenté les différents belligérants, les marchés d’armements, puis, le système de corruption étatique, dont les prémisses datent des années 1980, avec des ministères entiers asservis à des leaders communautaires.
Avec la fin du conflit en 1990 et l’avènement au pouvoir des seigneurs de guerre et de nouvelles « édiles », le secret bancaire a servi de catalyseur et d’appât pour attirer les grosses fortunes du golf et la diaspora libanaise, couplés bien sûr à une politique pyramidale très généreuse de rémunération de l’épargne. Il a même retrouvé une seconde jeunesse au sortir de la crise financière de 2008 et la mise en place des normes internationales de transparence avec un flux migratoire des principales places financières comme la Suisse, le Luxembourg, le Liechtenstein ou encore Singapore vers des pays encore opaques comme le Liban.
Mais le secret bancaire a eu aussi pour résultat d’affaiblir le civisme fiscal et l’engagement citoyen au niveau de la chose publique. L’Etat libanais a laissé faire en ignorant, voire en facilitant, les nombreuses situations de fraude et d’évasion à l’impôt tout en privant sa population de l’éducation financière (financial literacy) nécessaire au développement de la conformité fiscale, au point de rendre les infractions « acceptables » et « coutumières » dans la conscience citoyenne. Grace au secret bancaire, tout un arsenal d’optimisations a été développé pour éluder l’impôt et/ou blanchir l’argent. Parmi ces instruments, on trouve les sociétés opaques offshores, l’exemption d’impôt pour les cessions d’actions et leurs corollaires de montages fictifs immobiliers, les donations déguisées (dont le partage en nue-propriété/usufruit), l’absence de déclaration des revenus des capitaux mobiliers étrangers, etc.
Or la contribution par l’impôt est une composante à part entière de la relation avec l’Etat et habilite à lui demander des comptes. Le refus de l’acquitter en réaction à l’inexistence ou à la déficience des services publics mène inexorablement à l’insuffisance des recettes publiques nécessaires pour les améliorer, au développement de la corruption et des « services parallèles », qui mène à son tour au vote politique d’allégeance et à l’affaiblissement du rôle de l’Etat.
Lutte contre le blanchiment
Une première brèche a néanmoins été ouverte en 2001 sous la pression internationale. La loi 318 du 20 avril 2001 sur la lutte contre le blanchiment et le terrorisme a permis de lever le secret bancaire par le biais de la Commission d’Enquête Spéciale (CES) de la Banque du Liban sur base de « soupçons sérieux et de preuves » de blanchiment, tel que défini dans ladite loi. A travers la loi 44 du 24 novembre 2015, les délits menant au blanchiment ont été élargis pour intégrer notamment la corruption, le trafic d’influence, le détournement de fonds, l’évasion fiscale et l’enrichissement illicite. Cette loi a aussi imposé aux banquiers, financiers et certaines catégories de professionnels de compiler des informations sur leurs clients et de notifier les instances compétentes en cas de suspicion d’infraction, sous peine de sanctions financières et/ou peines d’emprisonnement.
A son tour, la loi 55 du 27/10/2016, qui a acté l’adhésion du Liban aux nouvelles normes internationales d’échanges sur demande et automatique d’informations financières (CRS), a levé le secret bancaire pour les non-résidents en vertu du principe de la primauté des conventions internationales sur le droit interne. Les banques et autres établissements financiers étant désormais tenus d’identifier leurs clients dont la résidence fiscale est à l’étranger, de compiler l’ensemble des informations relatives à leurs comptes et de les envoyer sur base annuelle aux autorités fiscales libanaises qui se chargent de les remettre aux autorités étrangères concernées. Le 27 décembre 2017, une lettre du ministre des Finances a soufflé un vent de panique dans le secteur bancaire, en remettant en cause une pratique établie par une coutume contra legem depuis près de 60 ans. Cette lettre, qui sommait les banquiers de ne plus livrer aux héritiers d’un titulaire de compte décédé les montants concernés que sur remise d’un quitus fiscal attestant de l’acquittement des droits de succession, a finalement été gelée mais la menace de poursuite persiste.
De son côté, la Banque centrale (BDL) a encadré les opérations et renforcé la diligence raisonnable et la traçabilité, une première fois à travers la circulaire intermédiaire No 12667 du 13/9/2017 imposant, pour tout octroi de prêt bancaire aux entreprises, la remise d’un bilan audité et visé par le fisc. Une autre fois par le renforcement des mesures d’identification des ayant-droits économiques (ultimate beneficial owner) des comptes, et enfin par la circulaire de Base No. 147 du 3 Septembre 2019 qui exige, pour les comptes bancaires affectés aux activités commerciales et professionnelles, la remise d’une copie du certificat d’enregistrement auprès du ministère des Finances. Il deviendra dès lors plus facile, dans un premier temps, de scruter minutieusement les dépôts et opérations réalisés sur ces comptes afin de détecter toute anomalie exigeant une divulgation et, par la suite (en cas de levée du secret), de permettre un accès à ces comptes aux services du trésor pour s’assurer de l’authenticité et de la régularité des déclarations.
Les nouveaux projets de loi
Aujourd’hui, dans le sillage du mouvement de contestation du 17 octobre, différentes parties demandent l’amendement de la loi sur le secret bancaire, souvent par populisme et surenchères mais parfois aussi à bon escient. Plusieurs projets de loi ont été proposés, aussi bien par des parlementaires et groupes parlementaires que par le gouvernement actuel et précisément le ministère de la Justice. Ces projets qui faisaient l’objet de débats animés au sein des commissions avant l’épidémie du coronavirus marquaient deux tendances.
La première visait limitativement à lutter contre la corruption et l’enrichissement illicite dans le secteur public en levant le secret bancaire des fonctionnaires et autres agents ou contractants publics ainsi que toute personne occupant une fonction étatique ou poste de responsabilité par élection ou sur nomination ; en y englobant conjoints et personnes dépendantes. La différence entre les différents textes se situait au niveau de son champ d’application restreint ou élargi.
La deuxième tendance par contre, minoritaire, se démarquait de la première et tendait à mettre à profit ce momentum opportun pour modifier la loi en bonne et due forme en passant du secret bancaire au secret professionnel. Ce qui permettait non seulement de lutter contre la corruption et l’enrichissement illicite dans la fonction publique, mais aussi contre les cas de collusion et autres délits et fraudes dans le privé, qui gangrènent les institutions et rognent les ressources indispensables au développement durable, dont l’évasion fiscale et ce, par la modification concomitante de l’article 103 de la loi de l’impôt sur le revenu afin de lever le secret bancaire des comptes au profit des tribunaux et du Trésor Public restrictivement. En veillant au passage au renforcement de l’arsenal de protection des droits fondamentaux du contribuable et des mesures strictes permettant d’engager la responsabilité disciplinaire, pécuniaire et surtout pénale des agents «ripoux» du fisc.
Les deux tendances convenaient néanmoins que le secret bancaire n’est plus, à l’aune de l’effondrement du système et du contrôle des capitaux, un élément attractif de capitaux étrangers et un outil de renflouement de la balance des paiements notamment pour les non-résidents désormais privés de ses «avantages».
En définitif, un consensus s’est dessiné avec l’adoption d’une dernière mouture médiane qui restreint la levée du secret bancaire au secteur public mais l’étend bien au-delà des fonctionnaires et personnalités publiques, pour englober les proches, les structures d’appoint comme les trusts, fiducies , fondations, sociétés opaques ou encore les prête-noms; ainsi que les concessionnaires de travaux ou services publics, chefs de partis politiques, propriétaires de medias et journalistes influents. En somme, tout ce beau monde qui a profité allègrement du « système » durant les trois dernières décennies… même s’il manque encore quelques belles pointures. Avec la levée du secret bancaire et le renforcement du contrôle fiscal déjà amorcé par le gouvernement, il serait dès lors plus aisé de confondre les suspects en leur demandant de justifier l’origine de leur fortune et/ou la disproportion de la valeur de leur patrimoine ou de leur mode de vie par rapport à leurs fonctions et ressources. A la lecture de ce qui précède, certains seraient tentés de dire qu’on touche à la stabilité du système. Mais «de la stabilité à l’immobilisme, il n’y a qu’un pas » (Jacques Mailhot)… Le temps n’est-il pas enfin venu de renoncer aux petits pas et de faire, sans frilosité, une grande enjambée vers le vrai changement ? Surtout que ceux qui n’ont rien à cacher n’ont rien à craindre.
*Chargé de cours de droit fiscal à l’USJ, avocat aux Barreau de Beyrouth, membre du FACTI Panel de l’ONU.
Les sanctions, ou la machine de guerre américaine
Par Anita Vartanian et Adib Y Tohme *
Pour la personne ou l’entreprise qui fait l’objet de sanctions américaines, le cauchemar commence par un choc, celui de trouver son nom sur la liste des Specially Designated Nationals (SDN) établie par l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), le bras armé du département du Trésor américain. La publication de la liste en elle–même vaut notification pour la personne concernée qu’elle a été la cible de sanctions ou que ses biens ont été bloqués en attendant l’issue d’une enquête fédérale américaine.
Après le choc c’est l’effroi. L’information devient virale sur les réseaux sociaux, un impitoyable déluge médiatique se déclenche, et le téléphone n’arrête pas de sonner : des curieux, mais surtout des banques qui exigent de couper toute relation avec les personnes ou les entités concernées. Condamnées avant d’être jugée, elles se retrouvent exclues du système financier.
Pour les autorités américaines, l’effet de surprise est très important, il empêche la personne ciblée de transférer ses biens ou de retirer ses fonds pour les mettre hors de portée des sanctions. Outre l’aspect pécuniaire, le but des sanctions est de l’amener à collaborer et à changer de comportement, dans l’espoir d’être retirée de la liste.
Pour les sociétés, un courrier est généralement envoyé par le Département de la justice (DOJ), l’OFAC, ou le régulateur des marchés financiers, la SEC, indiquant que l’entreprise « a probablement violé la loi américaine ». Les banques libanaises, quant à elles, sont avisées par le biais de la Banque du Liban.
L’expéditeur propose généralement à la société interpellée de collaborer, sinon elle prend le risque d’être traduite devant un tribunal américain. C’est le début d’une partie de poker menteur à laquelle se livrent les Américains, l’entreprise n’ayant aucun moyen de savoir si les agences bluffent ou si elles possèdent vraiment des renseignements solides. De quelles informations disposent-elles ? Comment les ont-elles obtenues ? Y a-t-il une taupe dans l’entourage ? Est-ce une affaire politique ? Toutes les hypothèses sont possibles. Les informations sont inaccessibles et classées secrètes.
Une guerre économique
La machine de guerre économique américaine comprend tout un arsenal législatif et réglementaire extraterritorial et interconnecté. Cinq régimes en particulier intéressent le Liban :
– Les régimes américains de sanctions internationales, comme la violation ou le contournement des embargos sur l’Iran ou Cuba avec les pénalités financières considérables payées notamment par les banques étrangères accusées de les avoir violés ;
– La législation américaine réprimant la corruption d’agents publics à l’étranger (Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA)), dont le non-respect entraîne de lourdes pénalités pour les entreprises américaines et étrangères ;
– Les régimes américains de sanctions internationales liées à la protection des droits de l’homme et le processus démocratique comme la législation Global Magnitsky Human Rights Accountability Act promulguée en 2016, qui autorise le gouvernement américain à sanctionner les fonctionnaires étrangers impliqués dans des violations des droits de
l’homme partout dans le monde, ou le décret-loi numéro 13441 promulgué en 2007 qui autorise l’OFAC à geler les comptes des fonctionnaires ou responsables accusés d’avoir commis des actes de violence ayant pour effet de saper le processus démocratique.
– Le régime fiscal des citoyens américains non-résidents, dont l’application a été systématisée par la loi et les traités dits « FATCA», qui se sont avérés être une importante source de renseignement pour les administrations américaines ;
– Les dispositions anti-blanchiment américaines, qui imposent aux banques américaines de contrôler les pratiques de leurs correspondants étrangers, et peuvent être spécifiquement tournées contre des organisations ciblées par les États-Unis, comme le Hezbollah libanais. Dans ce cadre, le Congrès américain a voté en 2015 le « Hezbollah International Financing Prevention Act » (HIFPA 2015), qui interdit aux banques étrangères, notamment libanaises, de faire des transactions avec le Hezbollah et les entités qui en dépendent si elles veulent continuer à accéder au système financier américain via des comptes de correspondance.
Le « Hezbollah international Financing Prevention Act » permet à lui seul de déstabiliser le système bancaire libanais. En effet, la simple inclusion d’une banque dans la liste des SDN pour avoir enfreint l’interdiction de faciliter les transactions du Hezbollah est l’équivalent d’une sentence de mort. Celle-ci peut prendre la forme d’un rachat forcé par une autre banque (comme pour la Lebanese Canadian Bank rachetée par la Société Générale de Banque au Liban SGBL), sous le contrôle des autorités américaines, accompagné d’une amende de 102 millions de dollars payée par la banque contrevenante, ou d’une liquidation forcée et expéditive dans l’anonymat le plus absolu, orchestrée par la banque centrale, comme cela a été le cas pour la Jammal Trust Bank accusée en septembre 2019 de faciliter « les activités bancaires du Hezbollah ».
Dans l’esprit des dirigeants américains, il s’agit bien d’une guerre économique, menée de pair avec une guerre asymétrique afin de protéger les intérêts du pays et d’endiguer l’expansion de ses ennemis, dont font aujourd’hui partie l’Iran et le Hezbollah.
Le déroulement de la procédure
Sur ce front, les Américains travaillent en meute, regroupée au sein d’une task force composée de plusieurs services d’enquête : FBI, SEC, OFAC et Internal Revenue Service (IRS), le service du fisc. Pour cela ils mobilisent des moyens considérables et attendent un juste retour sur investissement.
A commencer par le renseignement. Les agences – de la Central Intelligence Agency (CIA) à la NSA, en passant par le Federal Bureau of Investigation (FBI) et ses agents placés dans les ambassades – font remonter l’information en utilisant si besoin des sources rémunérées, voire des organisations non gouvernementales (ONG). Ces informations sont traitées par divers organismes : le département de la Justice (DOJ), le Trésor, la SEC, la Réserve fédérale et l’OFAC. À cela peut s’ajouter l’action de procureurs locaux, voire d’États, comme celui de New York qui s’immisce souvent dans les procédures contre les grands groupes étrangers.
Le DOJ et les autres organismes se comportent comme des procureurs, avec un objectif : obtenir un plaider-coupable du contrevenant. Plus ce dernier tardera à avouer et à accepter la sentence, plus celle-ci sera lourde. C’est ce qui explique en partie la différence de traitement en matière de corruption entre les entreprises américaines et les autres.
Habituées aux procédures de ce type, les premières négocient très vite, alors que les secondes tardent à prendre la mesure du danger. Des considérations stratégiques et politiques interviennent, bien évidemment.
Mais il faut bien comprendre que comme la dérégulation financière a permis au monde de la finance de croître de façon exponentielle depuis un quart de siècle, la common law explique l’extraordinaire développement des professions juridiques aux États-Unis.
Il faut beaucoup d’argent pour faire vivre plus d’un million d’avocats – un pour trois cents habitants. En imposant leurs lois aux autres pays, les États-Unis procèdent donc à ce que d’aucuns qualifient de racket. Et des sommes astronomiques sont collectées par les diverses administrations américaines. Où va cet argent ? Directement dans les caisses de ceux qui ont mené l’enquête, lancé les procédures et conclu les accords. C’est une sorte de partage de butin entre le DOJ, la SEC, l’OFAC, la FED, le département des Services financiers de l’État de New York et le procureur de New York. Enfin, dans les procédures FATCA, le fisc récupère les sommes réclamées aux Américains résidant à l’étranger.
Ce partage explique la motivation des équipes. Elles ont intérêt à multiplier les procédures et à récupérer la manne qui viendra financer le budget de leur agence ou de leur département, tout en alimentant la sphère juridique et les cabinets d’avocats.
Non seulement il faut régler leurs honoraires pendant toute l’instruction du dossier, mais, une fois l’amende payée, les entreprises concernées n’en ont pas fini pour autant. Elles doivent généralement accueillir à leur siège social un moniteur chargé de veiller, pendant une période de trois à cinq ans, à ce qu’elles agissent en conformité avec les directives imposées dans le cadre du règlement. Non seulement ce moniteur est rétribué par l’entreprise, mais il s’adjoint quelques dizaines de collaborateurs, également à la charge de ses hôtes. Pour faire bonne mesure, on oriente le « pécheur » vers quatre ou cinq cabinets très spécialisés de Washington, susceptibles de suivre son activité pendant les années de surveillance – et surtout de le mettre en conformité avec les lois américaines. Il faut alors multiplier le montant de l’amende par deux, voire trois, pour avoir une idée du coût total.
Une justice hors justice
Pour comprendre les caractéristiques la législation extraterritoriale américaine, il faut insister sur un fait capital : ce n’est pas la justice qui juge, mais l’administration qui sanctionne. La justice est exclue du processus qui aboutit aux lourdes sanctions financières imposées aux entreprises.
Rappelons que le système juridique américain (common law) fonctionne sur le mode accusatoire, alors que le droit civil (ou droit continental), sur le mode inquisitoire. Dans la common law, l’accusateur s’oppose au défendeur devant un juge et éventuellement devant un jury populaire. Le juge américain revêt un rôle d’arbitre. Alors que, dans le droit civil, c’est le juge qui mène les débats en s’appuyant sur les preuves amenées par les deux parties, mais également sur des éléments qu’il peut librement solliciter. Voilà pour la théorie.
En pratique, dans le cadre des sanctions, l’administration judiciaire américaine n’implique le juge qu’à la toute fin de la procédure, lorsque les deux parties se sont entendues sur un accord (settlement). Il n’y a donc pas de procès. Cette justice négociée s’appuie sur des aveux de l’entreprise. Ceux-ci sont obtenus via l’enquête interne que l’entreprise mène contre elle-même à la demande du procureur. Dans le droit américain, le plaider coupable est une tradition qui permet d’éviter un procès long et coûteux pour les deux parties. Selon la Cour suprême américaine, « le plaider coupable est plus que la reconnaissance d’une conduite passée, il est le consentement du défendeur à ce qu’un jugement de condamnation
soit prononcé sans procès – une renonciation à son droit au procès devant un jury ou un juge »…La common law offre ainsi un statut juridique à l’aveu de culpabilité qui permet une transaction rapide entre l’accusé et le ministère public. Résultat : aux États-Unis, 95 % des affaires fédérales sont traitées par cette voie et ne font pas l’objet d’un procès. On comprend donc pourquoi aucune des affaires précitées n’aient été réglées devant un tribunal, mais dans les bureaux des agents de l’administration judiciaire.
En première ligne de la guerre entre les Etats Unis d’une part et le Hezbollah et l’Iran d’autre part, les entreprises et surtout les banques libanaises doivent passer au crible l’ensemble de leurs procédures de conformité (compliance) et de due diligence et établir un plan OFAC englobant la gouvernance, les systèmes d’information, les ressources humaines, le reporting et le contrôle interne. Il faut surtout savoir quelles pratiques commerciales tombent sous le coup des lois américaines et quelles autres pas.
Les Américains savent qu’il y a des zones d’ombre, et ils en profitent pour maintenir la pression en se réservant de multiples angles d’attaque. Difficile en effet de connaître les limites à ne pas franchir. Les entreprises doivent également prouver qu’elles s’engagent pleinement contre la corruption. Le DOJ peut par exemple demander à voir le contrat de travail du salarié chargé de la conformité, afin de vérifier qu’il est expérimenté, qu’il gagne un bon salaire et qu’il a un accès régulier et rapide aux plus hauts dirigeants de la société. L’entreprise doit aussi revoir ses contrats et y introduire des clauses faisant référence à l’OFAC, des clauses sur le respect de législations étrangères dans le domaine de la lutte contre la corruption et le blanchiment. En ce qui concerne les juristes, il est recommandé de ne pas s’engager dans la représentation d’une personne sanctionnée sans obtenir l’autorisation préalable de l’OFAC.
Mais dans un monde où le droit de la force s’impose souvent sur la force du droit, l’Etat libanais doit choisir : continuer à privilégier une politique des axes et abandonner ses entreprises en rase campagne ou se désengager de toute allégeance externe et mettre la question économique en priorité.
* Anita Vartanian est une experte-comptable agréé, licenciée par le California Board of Accountancy. Adib Y Tohme est professeur de droit et d’économie, écrivain, conférencier, avocat aux barreaux de Beyrouth et de New York.