En décidant, la semaine dernière, de geler l’application de sa décision – communiquée fin janvier via la Banque centrale (BDL) -, d’enjoindre aux banques libanaises de geler les comptes dévolus aux héritiers du titulaire décédé jusqu’à la remise d’un quitus fiscal attestant de l’acquittement des droits de successions relatifs à ces comptes, le ministère des Finances a calmé, à défaut d’avoir éteint, le feu qu’il avait déclenché au sein du secteur financier, Association des Banques en tête.
Comme le rappelle cependant l’exemple de la taxe forfaitaire pour les professionnels, entrée en vigueur depuis janvier, après deux reports successifs depuis 2015, un tel gel ne signifie pas abandon de la mesure contestée. Sans susciter à nouveau un débat sur la justice fiscale et l’opportunité de l’imposition des successions, il s’avère donc utile d’analyser à froid les motifs et effets de cette mesure, dont l’éventuelle application ultérieure, si ses dispositions devaient être maintenues en l’état , pourrait entrainer des résultats contraires à ceux escomptés.
« Cheval de Troie »
Tout d’abord au niveau des motifs, force est de constater que le Ministère a très judicieusement contourné la fortification apparemment infranchissable du secret bancaire en utilisant l’argument de l’évasion fiscale, désormais assimilée au blanchiment d’argent par la loi n°44 du 24 novembre 2015 qui permet notamment à la Commission d’enquête spéciale de la BDL de lever le secret bancaire sur ce motif. Avec ce « cheval de Troie », le fisc a responsabilisé les dirigeants et le personnel bancaires à tous les échelons en leur imputant implicitement et à l’avance la charge de complicité, dans l’hypothèse où une infraction aux lois fiscales serait commise et leur culpabilité engagée par action, omission ou négligence.
Il convient ensuite de relever les contradictions qui existent dans et entre les textes légaux actuellement en vigueur, pour ce qui est des comptes joints et fiduciaires tout au moins. Car la réglementation dont l’application était requise par le fisc n’est pas nouvelle. En effet, le décret-loi n°146 du 12 juin 1959 soumet aux droits de mutation à titre gratuit (droits de succession) tous les biens immobiliers et/ou mobiliers se trouvant au Liban et qui sont transmis invariablement par un résident ou un non-résident, libanais ou étranger; sous réserve des dispositions conventionnelles contraires. Par biens mobiliers, il faut notamment entendre: les montants en numéraires et divers titres et valeurs déposés auprès des banques ou gérés par les institutions financières.
Or dans la pratique, l’application des textes précités aux comptes joints et fiduciaires n’est pas si simple. En témoigne la contradiction flagrante entre l’article 6 de loi précitée sur les droits de succession, qui considère ces comptes comme faisant partie intégrante de l’actif successoral imposable et estime qu’ils sont détenus à parité égale par les déposants – ce qui revient à dire qu’en cas de décès, la procédure successorale est exigible sur la portion du compte revenant au défunt – ; et l’article 3 de la loi de 1961 sur les comptes joints bancaires, qui prévoit que le co-titulaire (survivant) du compte disposera en cas des décès et en toute liberté, de l’ensemble des dépôts en compte, sauf dispositions contractuelles contraires.
Risques de retraits massifs
D’un point de vue légal (mais non fiscal, car l’exemption doit être normalement explicite et définie par la loi), il est certes possible d’invoquer l’article 8 de la loi de 1961, qui considère que les dispositions de cette dernière annulent toutes autres dispositions de lois qui lui sont contraires. Ceci implique que le dépôt bancaire est sorti, par l’effet desdites dispositions, de l’actif successoral du défunt. Le même raisonnement peut s’appliquer par analogie aux comptes fiduciaires, étant donné que l’article 19 de la loi (N° 520 de 1996) qui les régit considère comme nul tout texte qui contredirait ses dispositions. Tout en précisant, si besoin est, que l’actif fiduciaire est supposé être lui aussi sorti du patrimoine du constituant au profit des bénéficiaires, sous réserve de révocabilité ou de requalification en donation.
Enfin, s’agissant des effets potentiels d’une l’application de la mesure contestée, les craintes soulevées par l’association des Banques sur le fait qu’ elle n’entraine à terme un retrait massif des dépôts des non-résidents avec pour corollaire un creusement du déficit de la balance des paiements, ne semblent pas totalement infondées. En effet, en l’absence actuelle de dispositions fiscales conventionnelles bilatérales traitant des cas de succession (excepté avec la France), de nombreuses situations de double imposition ou de première imposition avec les pays de résidence des déposants pourraient se poser en cas de décès; notamment avec les résidents des pays du golfe. Ce serait en somme un deuxième «coup de massue» pour les non-résidents après celui de la levée du secret bancaire en 2016 (Loi No 55). Comment pourraient-ils accepter cette imposition « territoriale » quand bien même leurs dépôts dans les pays dits «fiscalisés» à l’instar de la France ou de la Suisse en sont totalement exemptés. De plus, les répercutions que cette mesure pourrait entrainer au niveau de la stabilité juridique, par l’effet de redressements et d’évaluations intempestifs laissés à l’arbitraire et au bon vouloir d’agents surpuissants échappant à toute sanction disciplinaire, auront pour conséquence certaine une perte définitive de confiance dans la pérennité du système.
En définitive, si la volonté du fisc de remettre en cause une coutume contra legem stable de près de 60 ans et soumettre de facto les comptes bancaires aux droits de successions est compréhensible en termes de justice fiscale et de civisme, les mesures qui en découlent mériteraient d’être minutieusement étudiées au préalable, dans le cadre d’une vision économique et financière globale. Que le fisc ne s’y méprenne surtout pas, le contribuable n’est plus réfractaire aujourd’hui à l’idée de s’acquitter de son dû; c’est l’incertitude et les excès qui l’horripilent. Ainsi et dans l’attente que soit enfin tranché le débat sur le défaut d’égalité devant l’impôt de contribuables aux situations fiscales identiques, l’adoption d’une taxation forfaitaire par voie de retenue à la source – effectuée par les banques et indexée au besoin à un barème progressif qui tient compte du degré de parenté – serait un bon premier compromis. Léonard de Vinci ne disait-il pas : « Ne pas prévoir, c’est déjà gémir » ?
Karim Daher