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par
Prof. Nasri Antoine DIAB
Avocat aux Barreaux de Beyrouth et de Paris Professeur des Facultés de Droit
Docteur en Droit – Université de Paris 2 Master of Laws (LLM) – Georgetown University Post Graduat en Gestion – Solvay ULB
I- Mise en contexte de la Loi 75/2016
- Exigences internationales
- Réaction du Liban face aux exigences internationales
II- Présentation et analyse critique de la Loi 75/2016
- Présentation de la Loi 75/2016
- Appréciation critique de la Loi 75/2016 1- La Loi 75/2016, loi extrême
- Dématérialisation à la française
- Immobilisation à la luxembourgeoise 2- La Loi 75/2016, loi lacunaire
- La Loi 75/2016, loi contradictoire
- La Loi 75/2016, loi inique et expropriatrice
Décembre 2016
Article en voie de publication dans la Revue du Barreau de Beyrouth « Al Adl ».
La lecture du Journal Officiel réserve des surprises, parfois amusantes, pour qui sait se montrer patient. Rares sont en effet les réunions du Parlement libanais, et plus rares encore sont ses sessions consacrées à sa mission essentielle : la légifération. A une époque, révolue, nous parlions d’inflation législative(1), mais
sans aller jusqu’à évoquer ce que le Professeur Oppetit, plus audacieux, qualifiait d’« orgy of lawmaking »( 2 ); aujourd’hui, il n’y a plus que déflation législative. Depuis quelques années, et notamment durant la vacance de la présidence de la République(3), c’est seulement une ou deux fois par an que, au
compte-goutte et sous la pression des instances internationales, le Parlement vote hâtivement des lois, souvent peu pensées et mal rédigées. Entre temps, le lecteur du Journal Officiel doit se contenter, à longueur d’année et chaque Jeudi, d’insipides décrets, douzièmes provisoires et autres arrêtés en tous genres. Quand il a donc l’occasion, rarissime, de lire des lois, il est tous yeux. Et, souvent, il n’est pas déçu. Ainsi, dans le récent numéro 52 du Journal Officiel, daté du 3 novembre 2016, étaient publiées plus d’une vingtaine de lois, toutes votées le même jour, le 27 octobre 2016, allant de la modification du Code de la route à l’autorisation donnée à l’Exécutif de conclure des conventions internationales, en passant par des réductions de pénalités fiscales et la lutte contre la pollution d’un lac. Une mention spéciale et étonnée doit être faite de la loi n°71 « incriminant les tirs de coups de feu en l’air » (sic) ; ce qui ne laisse pas de surprendre, à se demander si, avant cette loi, pareille activité (très répandue) était permise et si les lois en tous genres déjà en vigueur (Code pénal, loi de la défense nationale, etc.) ne suffisaient pas à la réprimer.
De cette moisson du 27 octobre 2016, nous retenons la loi n°75( 4 ) portant
« abolition des actions au porteur et des actions à ordre » et composée d’un article unique divisé en six paragraphes. En bref, les sociétés anonymes libanaises ne peuvent plus émettre d’actions de ce genre, et celles qui en avaient déjà émis doivent les transformer en actions nominatives endéans un an à dater de l’entrée en vigueur de cette loi. Ce texte est assorti de divers moyens de contrainte (suspension des droits de l’actionnaire) et de pénalités balançant entre l’exagéré (pénalité égale à 50% du capital de la société émettrice des actions au porteur) et l’inique frisant l’hérétique (mainmise de l’Etat sur les actions !).
Nous allons mettre la Loi 75/2016 dans son contexte politico-juridique (I), avant de la présenter et de nous prononcer sur sa valeur (II), ce dernier exercice nous
1) J. Carbonnier, Droit et Passion du Droit, Forum Flammarion, 1996, p.107 et s.
2) B. Oppetit, Théorie de l’arbitrage, PUF, 1998, p.51.
3 ) Vacance qui a duré du 24 mai 2014 avec la fin du mandat du président Michel Sleiman, au 31 octobre 2016 date de l’élection du général Aoun. La promulgation des lois en l’absence d’un président de la République pose des problèmes d’ordre constitutionnel qui sortent de notre propos.
4) Ci-après, la Loi 75/2016.
poussant à qualifier cette loi d’extrême, de lacunaire, de contradictoire et d’inique. Il faudrait que le législateur libanais (re)lise les « Lettres Persanes »(5)
dans lesquelles Montesquieu affirmait que, s’il est parfois nécessaire de changer les lois, « il n’y faut toucher que d’une main tremblante » afin que le peuple
« conclue naturellement que les lois sont bien saintes »(6).
I- MISE EN CONTEXTE DE LA LOI 75/2016
Le Liban est soumis depuis quelques années à une forte pression internationale visant à démanteler certains mécanismes qui en feraient un paradis fiscal ou même un trou noir permettant à l’argent sale d’y être blanchi, lavé. Pourtant, depuis 1997, le Liban avait commencé à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre les crimes liés au blanchiment et ce, sous la pression de la « soft
law » de la globalisation( 7 ). Nous allons exposer rapidement les exigences
internationales présentées au Liban (A), avant d’examiner la réaction de celui-ci (B).
- Exigences internationales
Les 40 et IX Recommandations adoptées et révisées par le Groupe d’Action Financière (GAFI)(8), organisme intergouvernemental créé en 1989 par le G7 lors du sommet de l’Arche tenu à Paris, à l’initiative des Etats-Unis et de la France(9), pour tracer des politiques visant à protéger le système bancaire et
financier mondial contre l’argent sale(10 ), initialement limitées aux trafics des stupéfiants puis étendues au financement du terrorisme et à celui de la prolifération des armes de destruction massive( 11 ), ne sont pas restée lettre
morte au Liban. Ainsi, en 1997, et sans aucune intervention législative, les banques libanaises avaient décidé de conclure avec l’Association des Banques au Liban une « Convention de Diligence pour la prévention du blanchiment des fonds provenant du trafic des stupéfiants » ayant pour objet, comme son nom l’indique, de lutter contre le blanchiment d’argent provenant du seul trafic de
5) Montesquieu, Les lettres persanes, GF Flammarion, 2016, Lettre CXXIX, pp.293-294.
6) voir aussi : J. Cabonnier, Flexible droit, L.G.D.J., 1988, p.49 : « Ne légiférez qu’en tremblant ».
7) N. Diab, « Le Liban rejoint par la globalisation », Le Monde (Edition Proche-Orient), Supplément du No. 294 du 20 mai 2005.
8) En anglais, « Financial Action Task Force ».
9) M. Koutouzis et J.-F. Thony, Le blanchiment, P.U.F. Que Sais-Je ?, 2005, pp.72-77. 10 ) H. Bénissad, Blanchiment de capitaux – Aspects économiques et juridiques, Economica, 2014, p.45.
11) GAFI, Normes internationales sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et de la prolifération – Les Recommandations du GAFI, Février 2012, mise à jour Mars 2016.
drogues, à l’exclusion d’autres crimes( 12 ) ; chaque banque devait la signer
séparément avec l’Association, et elle reste en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020. De même, en 2001, la loi n°318, du 20 avril, visant à combattre le blanchiment d’argent a institué la Commission d’Investigation Spéciale (communément connue sous son nom anglais « Special Investigation Commission – SIC ». Le but de cette loi est de lutter contre le blanchiment provenant d’un très large éventail de crimes : trafic de stupéfiants ; crime organisé ; terrorisme ; corruption et détournement de fonds ; contrefaçon de moyens de paiement ; etc.
Puis, ce qui n’était que lutte internationale contre le blanchiment de l’argent du crime s’est mué, en prenant comme modèle la loi américaine « Foreign Account Tax Compliance Act – FATCA » de 2010, en lutte contre l’évasion fiscale. Ce qui a alors été demandé au Liban, c’était de s’enrôler, malgré le secret bancaire,
pilier de son économie depuis 60 ans(13), dans ce qui est devenu une véritable
croisade fiscale mondiale menée initialement par les Etats-Unis qui ont été suivis par les pays européens. Pour ce qui est de FATCA, le Liban n’ayant pas conclu un accord d’Etat à Etat avec les Etats-Unis, comme l’ont fait de nombreux pays, les banques libanaises ont dû signer, chacune séparément, un accord avec le US Department of the Treasury.
Le Forum Mondial sur la Transparence et l’Echange à des Fins Fiscales(14), créé
à l’orée du XXIème siècle dans le cadre des travaux de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), s’est assigné comme objectif de poser des normes de transparence et d’échange de renseignements dans le domaine fiscal. Ceci est également un exemple d’une « soft law » qui peut être très dure : au départ, il n’y avait pas de convention internationale à conclure, de traité multilatéral auquel adhérer, d’organisation internationale dont il fallait être membre, mais seulement des normes posées informellement par certains Etats qui les ont imposées par divers moyens aux autres Etats, suivant un mécanisme qui se veut égalitaire par l’utilisation d’expressions telles que
« l’examen par des pairs » (« Peer review »), mais qui, en fait, est très contraignant. Les Etats membres du Forum, dont le Liban fait partie depuis avril 2016 en même temps que Nauru, Vanuatu, Panama et Bahreïn(15), évaluent la
conformité de chaque Etat, qu’il soit membre ou pas du Forum, à l’aune des standards de transparence et d’échange d’informations fiscales posés par le Forum ; l’Etat qui ne passe pas l’examen avec succès peut être mis, par ses
12) voir : N. Diab, « Ethique et droit dans les affaires », Revue du Barreau de Beyrouth
«Al Adl», 2008, p.107.
13 ) Loi du 3 septembre 1956; voir pour une étude complète : R. Farhat, Le secret bancaire, L.G.D.J., 1980.
14) ci-après, le « Forum ».
15) Voir le website de l’OCDE.
« pairs », au ban du système bancaire et financier mondial( 16 ). Le climat international, déjà tendu, s’est récemment détérioré avec le scandale des
« Panama Papers »(17) qui a démontré l’ampleur du problème posé par les Etats
non conformes.
- Réaction du Liban face aux exigences internationales
Le Forum s’est intéressé depuis quelques années au Liban et a considéré que la législation libanaise n’est pas conforme aux normes de transparence. En 2015, et pour échapper à une mise à l’index, le Liban a dû réussir un double miracle : d’abord, réunir son Parlement et, ensuite, lui faire voter, là également en série et le même jour, le 24 novembre 2015, quelques lois qui ont suffi, pour quelque temps, à contenter le Forum, mais qui se sont vite avérées insuffisantes aux yeux de celui-ci. Ainsi, la loi n°52/2015 a réglementé le transport d’argent transfrontalier ; la loi n°43/2015 a, très timidement, autorisé l’échange d’informations fiscales ; et la loi n°44/2015 a renforcé la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Les conditions posées par la loi n°43/2015 étaient tellement restrictives, que le Forum a exigé que le Liban revoie sa copie : cette loi ne prévoyait l’échange d’informations fiscales que sur demande, et non pas automatiquement ; en outre, la demande devait être
accompagnée soit d’un jugement irrévocable(18) incriminant d’évasion fiscale la
personne objet de la demande d’information, soit d’éléments sérieux ou de présomptions indiscutables établissant l’évasion dans le pays d’où émane la demande( 19 ), et même dans ces cas, la demande d’information n’était pas
immédiatement honorée par le Liban, mais un processus assez long était déclenché impliquant le ministère des Finances, la Commission d’Investigation Spéciale, la personne concernée et, éventuellement et sur requête de celle-ci, le Conseil d’Etat(20).
Donc, pour ce qui est des échanges d’informations fiscales, le Liban a remis l’ouvrage sur le métier, et le Parlement a voté, le 27 octobre 2016, une nouvelle loi sur l’échange d’informations fiscales, la loi n°55/2016. Il est intéressant de relever que cette loi a été votée en même temps que toutes les autres lois de la même date que nous avons mentionnées ci-dessus mais que, ne voulant pas dépasser la date limite du 31 octobre 2016 qui lui avait été fixée par le Forum, le
16) Pour une analyse libanaise des conventions fiscales internationales, voir : K. Daher,
Les impôts au Liban, Hachette – Antoine, 2016, p.45 et s.
17) B. Obermayer & F. Obermaier, Le secret le mieux gardé du monde – Le roman vrai des Panama Papers, Editions du Seuil, 2016.
18) C’est-à-dire un jugement insusceptible d’aucun recours ordinaire ou extraordinaire : article 553, alinéa 3, du Code de procédure civile libanais.
19) Article 3 de la loi n°43/2015.
20) Article 4 de la loi n°43/2015
Liban ne s’est pas contenté de voter cette loi quatre jours avant l’expiration du délai imparti mais a tenu à la publier aussitôt dans le Journal Officiel, sans attendre la parution du Journal de la semaine suivante, n°52, dans lequel toutes les autres lois votées avec la Loi 75/2016 ont été publiées : ainsi, un supplément au n°51, daté du 27 octobre même, a été publié contenant exclusivement la loi n°55/2016. Encore un exemple frappant de la dureté de la « soft law » .
Cette loi n°55/2016 a inter alia autorisé l’Exécutif à adhérer à deux conventions internationales concernant l’échange d’informations fiscales, dont les textes sont annexés à la loi : « The Multilateral Convention on Mutual Assistance in Tax Matters – MAC » et « The Multilateral Competent Authority Agreement on Automatic Exchange on Financial Account Information – MCAA ». Cette fois, le Forum devrait, lors du prochain examen, prévu au second semestre 2017, se déclarer satisfait de la mise en place par le Liban de réglementations efficaces en matière de transparence et d’échange d’informations fiscales et considérer que ce pays a conclu avec succès la première phase, ce qui lui permettrait par conséquent de passer à la deuxième phase, qui commencera au second
semestre 2018(21).
C’est donc dans ce contexte que doit être examinée la Loi 75/2016 abrogeant les actions au porteur et les actions à ordre. Il faut relever qu’en même temps que cette loi, étaient promulguées le même jour, et publiées dans le même Journal Officiel n°52, deux lois relevant de la même logique de transparence et d’information fiscale: la loi n°74 qui précise les obligations fiscales des personnes qui exercent au Liban une activité de « Trustee » dans un trust étranger, étant rappelé que le Liban n’a pas de législation relative à l’institution anglo-saxonne du trust, le texte le plus rapproché étant la loi n°520 du 6 juin 1996 sur le
« Développement du marché financier et les contrats fiduciaires » qui a institué la fiducie(22) ; et la loi n°60 modifiant le Code des procédures fiscales(23) qui, pour
la première fois, donne une définition de la résidence fiscale au Liban(24).
II- PRESENTATION ET ANALYSE CRITIQUE DE LA LOI 75/2016
La Loi 75/2016 concerne les actions au porteur et les actions à ordre. Bien que notre étude couvre les deux types d’actions, nous parlerons, pour simplifier,
21) voir la Lettre de la Byblos Bank « Lebanon This Week », du 7-12 novembre 2016, p.3.
22) I. Najjar, « Les contrats fiduciaires en droit libanais », Bulletin Joly Bourse, 1999,
p.331 ; voir aussi : Fiduciary operations: Legal, economic, financial, regulatory and tax aspects, Banque du Liban (Actes du Colloque des 14-15 novembre 1997), 2000
23) Le Code des procédures fiscales a été promulgué par la loi n°44 du 11 novembre 2008 ; voir K. Daher, Les impôts au Liban, op.cit., notamment p. 435 et s. pour les sanctions fiscales.
24) Article 1er de la loi n°60/2016 ; voir : K. Daher, Les impôts au Liban, p.95 et s.
uniquement d’actions au porteur, sauf quand nous aurons quelque chose de spécifique à dire concernant les actions à ordre, celles-ci, qui se transmettent par endossement(25), étant très rares au Liban. Nous présenterons la Loi 75/2015
(A) avant d’en faire une analyse critique (B).
- Présentation de la Loi 75/2016
La Loi 75/2016 a posé des règles concernant à la fois le passé et l’avenir. Elle interdit aux sociétés anonymes libanaises d’émettre des actions au porteur et des actions à ordre, à partir de son entrée en vigueur; quant aux actions déjà émises, la loi exige qu’elles soient transformées(26) en actions nominatives, dans
un délai d’un an à dater de son entrée en vigueur laquelle coïncide avec la date de sa publication(27), soit donc avant le 3 novembre 2017.
La transformation des actions au porteur en actions nominatives nécessite bien évidemment l’identification par la société des actionnaires détenant des actions au porteur émises par elle, afin que ceux-ci puissent remettre leurs titres à la société émettrice et recevoir en contrepartie des actions nominatives dont la propriété est établie par une inscription en leurs noms sur le registre des actionnaires tenu par la société elle-même, la propriété des actions nominatives résultant de cette inscription même comme le prévoit l’article 455 du Code de commerce libanais. L’action au porteur est un « titre anonyme » dont la société
émettrice ignore le propriétaire(28). Pour se conformer aux exigences de la Loi
75/2016, il faut donc que la société émettrice identifie les actionnaires détenant des actions au porteur, créé un registre d’actionnaires pour les actions nominatives qui sera tenu à son siège social, récupère de chaque actionnaire ses actions au porteur et les détruise et, enfin, inscrive au nom de chaque actionnaire les actions nominatives ainsi créées. Il est évident que la transformation des actions requiert la modification des statuts de la société émettrice, ce qui nécessite une résolution de son assemblée générale extraordinaire.
La propriété de l’action au porteur étant le « titre-papier »(29) lui-même, qui se
transmet par la simple tradition aux termes de l’article 454 du Code de commerce libanais, l’identité de l’actionnaire peut être totalement inconnue de la
25) Article 458 du Code de commerce libanais.
26) G. Ripert et R. Roblot utilisaient le terme « conversion » plutôt que transformation : G. Ripert et R. Roblot, Traité élémentaire de droit commercial, T.2., Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1981, n°1752.
27) Article 6 de la Loi 75/2016.
28) Ph. Merle et A. Fauchon, Droit commercial – Sociétés commerciales, Dalloz, 2016, n°333.
29) Ph. Merle et A. Fauchon, Droit commercial – Sociétés commerciales, ibid.
société émettrice ; la présence à une assemblée générale d’une personne produisant une action au porteur et l’émargement de la liste de présence prouvent seulement la propriété de l’action par cette personne à la date de cette assemblée, sans plus. La Loi 75/2016 a donc prévu une procédure de notification spéciale par publicité en vue de prévenir les propriétaires d’actions au porteur: la société émettrice doit procéder à la publication au Journal Officiel et dans trois journaux locaux, ainsi que, le cas échéant, sur son website, d’une notice concernant cette transformation, sous peine d’une amende égale à 50% de son capital. Il aurait fallu préciser que cette procédure de publicité et donc cette pénalité ne sont pas applicables si l’identité de tous les actionnaires au porteur est connue de la société émettrice ou si l’assemblée générale extraordinaire qui décide la transformation se tient en présence de tous les actionnaires au porteur ; ceci aurait évité de voir cette pénalité s’appliquer de manière automatique pour absence de publicité malgré le fait que la transformation a eu lieu en présence et avec l’accord unanime de tous les actionnaires au porteur.
Si les actions demeurent au porteur après l’écoulement du délai d’un an expirant le 3 novembre 2017, leurs propriétaires ne pourront plus exercer les droits y afférents (droit de vote ; droit aux dividendes ; droit à l’information ; droit au boni de liquidation ; etc.), et ils ne pourront notamment plus être élus membres du conseil d’administration de la société émettrice. Là également, des pénalités sont imposées à la société qui violerait ces interdictions : une amende égale à 20% de son capital à l’occasion de chaque distribution de dividende et pour chaque actionnaire séparément. Et seront nulles les résolutions des assemblées générales auxquelles ces actionnaires auraient participé.
Enfin, et surtout, aux termes du paragraphe 3, alinéa 3, de l’article unique de la Loi 75/2016, l’Etat deviendra de plein droit propriétaire de toutes les actions restées au porteur à l’expiration d’un délai de deux ans à dater de la publication de la Loi 75/206 au Journal Officiel(30), soit donc le 3 novembre 2018.
Il n’est pas sans intérêt de relever que divers textes législatifs exigent que, dans certains cas, les actions soient nominatives. Rien que dans le Code de commerce libanais, signalons les articles 89, 119, 147 et 244 concernant respectivement les actions d’apport, les actions incomplètement libérées, les actions de garantie des administrateurs et les actions des sociétés à capital variable. Pour sa part, l’article 117 concernant le double droit de vote ne s’applique qu’aux actions nominatives. Et, en dehors du Code de commerce, contentons-nous de signaler l’article 1er du décret-loi n°34 du 5 août 1967 relatif au contrat de représentation commerciale, ainsi que l’article 2 de loi exécutée par décret n°11614 du 4 janvier 1969 sur l’acquisition par des non-Libanais de droit réels fonciers au Liban, ces deux articles exigeant que l’intégralité des actions de la société anonyme concernée soient nominatives.
30) La publication de la Loi 75/2016, rappelons-le, a eu lieu le 3 novembre 2016.
- Appréciation critique de la Loi 75/2016
L’abolition des actions au porteur a, de longue date, fait partie de la panoplie des instruments de lutte contre le blanchiment. L’anonymat dont bénéficient les propriétaires de ces actions et la mobilité extrême de celles-ci(31) qui en font du
quasi-numéraire ont retenu l’attention du GAFI ainsi d’ailleurs que celle de tous ceux qui se sont penchés sur la question du blanchiment d’argent(32). L’une des
quarante Recommandations du GAFI, figurant dans la section « E » consacrée à la « Transparence et bénéficiaires effectifs des personnes morales et constructions juridiques », sous le numéro 24 et le titre « Transparence et bénéficiaires effectifs des personnes morales », demande aux pays dans lesquels les personnes morales peuvent émettre des actions au porteur ou des bons de souscription d’actions au porteur de prendre des mesures efficaces pour s’assurer que ces actions ne soient pas détournées à des fins de blanchiment de
capitaux ou de financement du terrorisme(33). Il est clair que le GAFI n’a pas
exigé l’abolition des actions au porteur, mais seulement que des mesures soient prises afin que ces actions ne soient pas utilisées à des fins illicites. Ce qu’il faut donc, c’est pouvoir s’assurer de l’identité de leurs propriétaires. Leur transformation forcée en actions nominatives, telle que décidée par le législateur libanais dans la Loi 75/2016, n’est que l’une des solutions possibles, solution extrême s’il en est. D’autres solutions auraient été possibles, comme nous le verrons plus bas.
Il faut rappeler qu’au début de l’année 2016, quand le Parlement libanais était en panne et que les délais fixés par les autorités internationales devenaient dangereusement courts, c’est la Banque du Liban -la Banque centrale- qui est intervenue pour alléger la pression et permettre à l’Etat de gagner du temps. Dans sa Directive intermédiaire n°12194 du 29 février 2016, très bien rédigée et d’une teneur très équilibrée pour le point qui nous intéresse, et par laquelle elle
modifiait une série de Directives principales(34), la Banque centrale a interdit aux
banques et aux institutions financières opérant au Liban de traiter avec des sociétés et des fonds dont les actions ou les parts seraient, en partie ou en
31) Ce « maximum de mobilité » était relevé, déjà en 1948, par P. Pic et J. Kréher in Traité général théorique et pratique de droit commercial – Des sociétés commerciales, T.2, Rousseau & Cie Editeurs, 1948, n°734.
32) voir par exemple : J-L. Hérail et P. Ramel, Blanchiment d’argent et crime organisé : la dimension juridique, Presses Universitaires de France, 1996, p.42.
33) GAFI, Normes internationales sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et de la prolifération – Les Recommandations du GAFI, op.cit., p.22 ; voir aussi : H. Bénissad, Blanchiment de capitaux – Aspects économiques et juridiques, op.cit., p.95.
34) Directive principale n°7776 du 21/2/2001 ; Directive principale n°7814 du 11/5/2001 ; Directive principale n°7136 du 22/10/1998 ; Directive principale n°7933 du 27/9/2001 ; et Directive principale n°7540 du 4/3/2000.
totalité, au porteur, et elle leur a accordé un délai de deux ans pour se conformer à cette Directive. Sous cette pression de la Banque centrale, répercutée par les banques et les institutions financières, les sociétés ayant émis des actions au porteur avaient commencé à procéder à leur transformation en actions nominatives, afin d’éviter d’être mises au ban du secteur bancaire et financier.
Nous allons montrer que la Loi 75/2016 est extrême, lacunaire, contradictoire et inique.
- La Loi 75/2016, loi extrême
Il aurait été possible au législateur libanais d’emprunter la voie de la dématérialisation à la française ou celle de l’immobilisation à la luxembourgeoise, ce qui lui aurait évité, en faisant, comme il l’a fait, le choix extrême de la transformation forcée, d’aboutir à des solutions iniques.
- Dématérialisation à la française
En France, la dématérialisation opérée par l’article 94-II de la Loi de Finances du 30 décembre 1981 et entrée en vigueur le 3 novembre 1984 a révolutionné le monde des titres. Comme l’exprime aujourd’hui l’article R211-1 du Code monétaire et financier, « les titres financiers ne sont matérialisés que par une inscription au compte de leur propriétaire ». Il s’agirait de plus qu’une simple
« dématérialisation » (physique), notion qui ne rend pas suffisamment compte de cette nouvelle institution juridique, mais d’une véritable « scriptualisation » qui bouleverse la traditionnelle distinction entre titres nominatifs et titres au porteur : la valeur mobilière se coule dans l’écriture en compte qui la constate, celle-ci absorbant celle-là. Il ne s’agit pas d’une simple inscription d’un titre, existant en lui-même, dans un compte où il serait comptabilisé, mais véritablement de la
création du titre lui-même par cette écriture(35). De bien meuble corporel auquel l’action au porteur était assimilée(36), elle est devenue, avec la dématérialisation, et c’est d’ailleurs aussi le cas pour l’action nominative, un bien meuble
incorporel(37).
Pourtant, malgré la dématérialisation, le droit français continue à admettre que les « valeurs mobilières émises par les sociétés par actions revêtent la forme de titres au porteur ou de titres nominatifs », bien que tous ces titres doivent être
35) D. Martin, « La théorie de la scriptualisation », in H. de Vauplane (ouvrage collectif sous la direction de), 20 ans de dématérialisation des titres en France – Bilan et perspectives nationales et internationales, Revue Banque Edition, 2005, p.55 ; voir surtout n°6 et n°7, pp.57-58.
36) G. Ripert et R. Roblot, Traité élémentaire de droit commercial, op.cit., n°1751.
37) V. Mercier, L’apport du droit des valeurs mobilières à la théorie générale du droit des biens, Presses Universitaires d’Aix Marseille, 2005, n°65.
inscrits en compte au nom de leur propriétaire(38). Les organismes habilités à
tenir des comptes-titres diffèrent selon que les titres sont nominatifs ou au porteur : pour les premiers, les comptes-titres sont en principe tenus par la société émettrice elle-même (comme c’était le cas avant la dématérialisation, avec le registre d’actionnaires), alors que pour les seconds, les comptes-titres ne
peuvent être tenus que par des intermédiaires financiers( 39 ). Pour certains auteurs, les expressions « titre au porteur » et « titre nominatif » ont perdu leur signification traditionnelle( 40 ) parce que ne recouvrant plus la même réalité
qu’avant la dématérialisation( 41 ). Pour d’autres, la distinction entre titres au porteur et titres nominatifs qui, en toute logique, aurait dû disparaître, le terme
« au porteur » devenant inadéquat, n’est plus justifiée que par l’identité de
l’organisme chargé de tenir les comptes-titres(42) ; mais n’est-ce pas justifier la cause par le résultat ?
Il est clair qu’avec la dématérialisation et certaines lois subséquentes qui ont renforcé le pouvoir des sociétés d’identifier leurs actionnaires(43), les actions au
porteur ont totalement perdu leurs caractéristiques essentielles : l’anonymat et l’extrême mobilité, alors que les actions nominatives demeurent, d’un point de vue pratique, régies par un système proche de celui qu’elles connaissaient avant l’avènement de la dématérialisation, avec le registre des actionnaires tenu par la société émettrice elle-même.
Le législateur libanais aurait pu tirer profit du Centre de Conservation et de Compensation des Instruments Financiers pour le Liban et le Moyen-Orient SAL (Midclear), qui est le dépositaire central unique au Liban remplissant également les rôles de teneur de comptes et de conservateur(44). Midclear a été institué le
24 juin 1994 par la Banque du Liban, qui doit en tout temps détenir au moins 75% de ses actions et qui en assure la direction. A l’époque, la Banque du Liban
38) Article L.228-1 du Code de commerce français.
39) A. Charvériat, A. Couret, B. Zabala, B. Mercadal, Sociétés commerciales – 2014, Editions Francis Lefebvre, 2013, n°62113 à 62260.
40) Ch. Lassalas, L’inscription en compte des valeurs : la notion de propriété scripturale,
Les Presses Universitaires de la Faculté de Droit de Clermont-Ferrant, 1997, n°126.
41) Th. Bonneau, F. Drummond, Droit des marchés financiers, Economica, 2001, n°86 (p.77).
42) A. Couret, H. Le Nabasque et alii, Droit financier, Dalloz, 2008, n°401 et n°402 ; V. Mercier, L’apport du droit des valeurs mobilières à la théorie générale du droit des biens, op.cit., n°64.
43) Th. Bonneau, F. Drummond, Droit des marchés financiers, op.cit., n°86 (p.79).
44) Pour une étude sur Midclear, voir : N. Diab et I. Boustany, La structuration des actifs
– Structurations juridiques et financières sur les marchés émergents, Bruylant Delta L.G.D.J., Deuxième Edition, 2003, pp.178-185
avait procédé en l’absence de tout texte de loi, et ce n’est que quatre ans plus tard, en 1999, que la loi n°139 du 26 octobre relative à la création d’un dépositaire central a entériné le rôle de Midclear en tant que dépositaire central en situation de monopole. Puis la loi n°308 du 3 avril 2001 relative à l’émission d’actions bancaires et à leur négociation a obligé toutes les banques libanaises à confier à Midclear la tenue de leurs registres d’actionnaires( 45 ). Il ne s’agit
clairement pas d’une dématérialisation à la française, pour absence d’un texte de loi similaire au texte français qui fait de l’inscription en compte l’événement créateur du titre. Mais n’était-ce pas l’occasion de faire passer les valeurs mobilières libanaises à un niveau supérieur, plutôt que de se contenter de (mal) charcuter et amputer les textes en vigueur ?
- Immobilisation à la luxembourgeoise
Une autre solution, adoptée par le Grand-Duché du Luxembourg, est celle de
« l’immobilisation des actions au porteur ». En vertu de la loi du 28 juillet 2014 portant modification de la loi modifiée du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales( 46 ), les actions au porteur doivent être déposées auprès d’un
dépositaire nommé par le conseil d’administration ou le directoire de la société émettrice. Ce dépositaire, qui ne peut être que l’une des entités ou personnes physiques mentionnées dans la loi, doit détenir les actions déposées auprès de lui pour le compte de l’actionnaire qui en est propriétaire, et il doit tenir un registre des actions au porteur qui contient, entre autres mentions obligatoire, la
désignation précise de chaque actionnaire(47).
- La Loi 75/2016, loi lacunaire
L’article 104 du Code de commerce libanais, qui ouvre la Section consacrée aux actions des sociétés anonymes, dispose que « les actions sont des fractions égales du capital social, indivisibles, auxquelles correspond un titre négociable revêtant la forme soit nominative, soit à ordre, soit au porteur ». L’action à ordre est constituée d’un certificat qui mentionne le nom du propriétaire, mais qui est
assortie d’une clause d’ordre permettant sa transmission par endossement(48) ; donc, à l’égard de la société émettrice, est actionnaire la personne qui détient le titre endossé en sa faveur par le précédent et dernier titulaire endossataire(49). Dans l’action au porteur, le droit de propriété de l’actionnaire est incorporé dans
45) voir aussi : la Directive principale n°7814 de la Banque du Liban du 11 mai 2001.
46) Memorial – Journal du Grand-Duché du Luxembourg, Recueil de Législation, A – N°161 du 14 août 2014, p.2484 et s.
47) Article 2 de la loi luxembourgeoise du 28 juillet 2014 modifiant l’article 42 de la loi modifiée du 10 août 1915.
48) voir aussi l’article 458 du Code de commerce libanais.
49) Fabia et Safa, Code de commerce annoté, T.1, Sader, 1971, note n°29 sous les articles 104 et 105.
le titre-papier lui-même, comme c’est le cas pour le billet de banque(50); il a été dit que l’instrumentum incorpore le droit( 51 ), bien que cette affirmation soit critiquable, la possibilité qu’une chose puisse incorporer un droit étant
difficilement acceptable(52). Ce titre, qui ne porte pas le nom du titulaire mais
seulement un numéro, est la représentation du droit de l’actionnaire( 53 ) ; la cession s’en opère par simple tradition, i.e. remise matérielle(54) « de main à main »(55), à nouveau comme c’est le cas pour l’échange des billets de banque. Comme nous l’avons vu plus haut, l’action au porteur est assimilée à un meuble
corporel(56). Enfin, dans le cas de l’action nominative, c’est l’inscription sur le
registre des actionnaires tenu par la société émettrice qui vaut propriété(57).
La lacune de la Loi 75/2016 est évidente : cette loi ne couvre que les actions au porteur (et à ordre) et non pas les valeurs mobilières au porteur, les actions n’étant que l’une des nombreuses déclinaisons des valeurs mobilières. L’article 453 du Code de commerce libanais, qui ouvre le Titre consacré aux valeurs mobilières, énumère les actions, obligations, rentes et « tous autres titres négociables . émis en bloc », et il prévoit que toutes ces valeurs mobilières
peuvent être nominatives, au porteur ou à ordre(58).
50) A. Couret, H. Le Nabasque et alii, Droit financier, op.cit., n°400.
51 ) voir les références dans : H. Causse, Les titres négociables – Essai sur le titre négociable, Litec, 1993, n°614 et n°617.
52) H. Causse, Les titres négociables – Essai sur le titre négociable, op.cit., n°619 et s. L’auteur finit par trouver qu’il y a une double présomption, un syllogisme : la personne portant le titre est présumée en être propriétaire (car en fait de meuble, la possession vaut titre), et ce propriétaire est présumé être titulaire de droit (n°627).
53) J. Escarra, E. Escarra, J. Rault, Traité théorique et pratique de droit commercial, T.3., Librairie du Recueil Sirey, 1955, n°1064.
54) Article 454 du Code de commerce libanais.
55) P. Pic et J. Kréher in Traité général théorique et pratique de droit commercial – Des sociétés commerciales, ibid.
56) voir supra : G. Ripert et R. Roblot, Traité élémentaire de droit commercial, op.cit., n°1751.
57) E. Tyan, Droit commercial, T.1, Ed. Librairies Antoine, 1968, n°560.
58) Pour une étude approfondie en droit libanais de la notion de valeur mobilière, voir :
- Diab et I. Boustany, La structuration des actifs – Structurations juridiques et financières sur les marchés émergents, op.cit., p.297 et s.
Sans s’appesantir sur les obligations au porteur fréquemment émises par les sociétés libanaises(59), il suffit de relever deux titres qui peuvent, par disposition
législative expresse, être au porteur et qui échappent donc à la Loi 75/2016 : les titres au porteur émis par les fonds communs d’investissement dans les opérations de titrisation(60) créés et réglementés par la loi n°705 du 9 décembre
2005(61), et les titres au porteur émis par les fonds communs d’investissement dans les valeurs mobilières et autres instruments financiers( 62 ) créés et réglementés par la loi n°706 du 9 décembre 2005.
Il fallait donc, pour le moins, modifier expressément l’article 104 et les articles 453 à 458 du Code de commerce libanais qui sont le siège de la matière, et ajouter que cette loi modifie tacitement tous textes contraires.
- La Loi 75/2016, loi contradictoire
La Loi 75/2016 pose donc deux dates butoir pour la disparition des actions au porteur : la première date est le 3 novembre 2017, qui est le dernier jour du délai d’un an courant à dater de la publication de cette loi au Journal Officiel(63), pour
que la société transforme les actions au porteur en actions nominatives aux termes du premier paragraphe de l’article unique de cette loi ; la seconde date est le 3 novembre 2018, qui est le dernier jour du délai de deux ans courant à dater de la publication de cette loi au Journal Officiel tel que prévu au paragraphe 3, alinéa 3, de l’article unique de cette loi, date à laquelle toutes les actions au porteur qui n’auraient pas été transformées en actions nominatives deviendront la propriété de l’Etat libanais. Or, la loi n°60 du même jour, qui modifie le Code des procédures fiscales, comporte un article qui cohabite mal avec le paragraphe 3, alinéa 3, de l’article unique de la Loi 75/2016 : à l’article 4 de la loi n°60, qui modifie l’article 32 dudit Code, il est demandé à toute personne résidant au Liban et qui serait propriétaire d’actions au porteur dans des sociétés anonymes libanaises d’en informer l’administration fiscale avant le 31 mars de
chaque année et ce, à partir de la clôture de l’exercice 2016(64), soit donc pour la
59) voir : Décret-loi n°41 du 26 mai 1977 modifié par le Décret-loi n°98 du 30 juin 1977 fixant la procédure à suivre en cas de perte des actions, obligations et autres titres au porteur.
60) Articles 4 et 5 de la loi n°705 du 9 décembre 2005.
61) N. Diab, « Réflexions préliminaires sur la loi libanaise de 2005 relative à la titrisation des actifs », Revue du Barreau de Beyrouth «Al Adl», 2006, p.80, et Bulletin Mensuel de l’Association des Banques du Liban, No.1, 2006, p.66.
62) Article 7 de la loi n°706 du 9 décembre 2005
63) La publication de la Loi 75/2016, rappelons-le à nouveau, a eu lieu le 3 novembre 2016.
64) Paragraphe 3 de l’Article 32 du Code des procédures fiscales tel que modifié par l’article 4 de la loi n°60.
première fois avant le 31 mars 2017. Un arrêté du ministère des Finances devra fixer les modalités pratiques de cette déclaration( 65 ), et des pénalités sont
prévues au dernier paragraphe de l’article 5 de la loi n°60 (qui modifie l’article 107 du Code des procédures fiscales) pour défaut de déclaration. Comme nous pouvons le constater, la loi n°60 inscrit la détention des actions au porteur dans la durée (première déclaration à présenter par les actionnaires au porteur: le 31 mars 2017 au plus tard; puis, « chaque année » ; etc.), alors que la Loi 75/2016, du même jour, inscrit l’abolition de ces mêmes actions dans l’urgence (abolition avant le 3 novembre 2017 ; expropriation le 3 novembre 2018).
Autre contradiction : aux termes du paragraphe 4 de la Loi 75/2016, l’Etat deviendra, le 3 novembre 2018, propriétaire des actions qui seraient encore à cette date au porteur ; et pourtant, au paragraphe 5 de cette même loi, il est fait application des articles 90 et 91 du Code de l’impôt sur le revenu, le premier de ces deux articles faisant revenir à l’Etat 50% des fruits des actions non réclamés endéans le délai de prescription. D’une part donc, l’Etat devient propriétaire, grâce à une sorte de prescription acquisitive, d’actions au porteur ; mais, d’autre part, il ne perçoit pas les dividendes dus sur ces mêmes actions, en attendant l’écoulement du délai de prescription plus long applicable sur les dividendes non réclamés. Mais quel est donc le statut juridique de ces dividendes entre la date d’expiration du délai de la première prescription (applicable aux actions) et la date d’expiration du délai de la seconde prescription (applicable aux dividendes)
?
- La Loi 75/2016, loi inique et expropriatrice
Le 3 novembre 2018, l’Etat libanais mettra donc la main, sans aucune compensation ou indemnisation, sur les actions qui seront encore au porteur à cette date, agissant à leur égard comme il le fait à l’égard de biens tombés en déshérence(66). Dans un pays comme le Liban, où la diaspora est énorme et les
actions au porteur relevant souvent de sociétés très anciennes, n’est-il pas inique de déposséder des expatriés de longue date, propriétaires de pareilles actions, à titre de sanction pour ne pas avoir lu, dans leur lointain pays d’immigration, le Journal Officiel libanais et trois journaux libanais ? Cette véritable expropriation sans compensation, qui viole tous les principes fondamentaux, n’était vraiment pas nécessaire ; il suffisait de s’inspirer par exemple de la solution luxembourgeoise.
65) En guise d’arrêté d’application, le ministre des Finances a émis, le 6 décembre 2016,
une Notice par laquelle il « avertit » (sic) les sociétés et les actionnaires au porteur de la nécessité d’appliquer strictement la Loi 75/2016 (Journal Officiel n°58 du 8 décembre 2016).
66 ) Par exemple, l’Article 21 de la loi du 23 juin 1959 sur la succession des non mahométans dispose qu’en l’absence d’héritiers, la succession revient à l’Etat.
En effet, à Luxembourg, les actions au porteur qui ne sont pas immobilisées dans un délai de dix-huit mois à dater de l’entrée en vigueur de la loi du 28 juillet 2014 susmentionnée doivent être annulées, et il est alors procédé à une réduction du capital de la société émettrice d’un montant correspondant. Les fonds obtenus à l’issue de cette annulation sont déposés à la Caisse de consignation jusqu’à ce que le propriétaire des actions annulées se manifeste et les demande.
Par ailleurs, et en poussant la logique jusqu’au bout, ne devrait-on pas se poser les questions suivantes : Que fera l’Etat libanais des actions dont il sera ainsi devenu propriétaire ? Se comportera-t-il en actionnaire de la société, en exerçant notamment son droit de vote et son droit de participer à la gestion s’il acquiert une participation importante ? La société continuera-t-elle de relever du seul droit
privé, surtout si la part de l’Etat dans l’actionnariat est importante(67)?
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Au-delà de ces défaillances techniques, il faut s’élever contre cette manière de légiférer, par des textes épars et orphelins, qu’aucun effort minimal ne tente de rattacher aux codes et lois en vigueur. Le corpus législatif libanais est éclaté, explosé, sans coordination. Et, en l’absence de recueils de lois à jour, seule la mémoire humaine reste le réceptacle du Droit, ce qui constitue un immense danger.
Prof. N.A. DIAB
67) P.-L. Frier et J. Petit, Droit administratif, LGDJ, 2015, n°404.