Adib Y. TOHMÉ
15/06/2016
«D’où vient votre fortune, Monsieur le Ministre ?» Cette question, a priori anodine, fait, de temps en temps, le buzz sur les réseaux sociaux et des médias puis elle tombe vite dans l’oubli. Mais cette question, tellement elle a été usitée, est devenue le lieu commun de la complaisance. En fait, ce n’est pas la question qu’on doit se poser, mais: « où est partie votre fortune, citoyens?»
Les deux fortunes sont en effet liées selon le principe des vases communicants: quand l’une augmente, l’autre diminue. Monsieur le Ministre n’est pas n’importe qui. Selon le jargon financier, c’est un PEP, une personne politiquement exposée à la tentation, humaine, de confondre parfois les biens communs avec les biens privés.
Tout commence par un détournement de fonds ou des pots-de-vin: une fonction officielle, censée servir l’intérêt général, est utilisée d’une façon abusive à des fins privées. Il s’ensuit une somme d’argent octroyée au détenteur de la fonction, une masse de surliquidités sans contrepartie qui est déconnectée par définition de toute activité économique réelle. Cette masse de surliquidités est réinvestie dans l’économie et (surtout) dans la finance à travers le circuit bancaire sous le couvert de l’anonymat – secret bancaire oblige – et est rémunérée gracieusement à des taux d’intérêt anormalement élevés.
Pour pouvoir payer le coût de cette masse de surliquidités déposée sur ses comptes, la banque, soumise à la concurrence d’autres banques et tenue par des objectifs de croissance de ses actifs sans commune mesure avec la croissance de l’économie réelle, va acheter des bons de trésor de l’État en contrepartie de taux d’intérêt encore plus élevés que ceux qu’elle doit payer. Autrement dit, la banque va financer l’État pour que ce dernier puisse, entre autres, acquitter le salaire de Monsieur le Ministre et payer le coût de la masse de surliquidités avancée à ce dernier en dehors du circuit économique normal. Les intérêts payés par l’État sur la dette sont des charges financières qui seront supportées en définitive par les citoyens à travers le paiement des impôts et des taxes.
La grande partie de ces impôts va servir à rémunérer les intérêts de ce surplus de liquidités déposé par Monsieur le Ministre et réinvesti dans la dette publique. Ainsi la dynamique de la corruption « financiarisée», qu’on appelle communément blanchiment, ne contribue pas seulement à creuser le déficit budgétaire en détournant des recettes publiques vers la sphère privée, elle concourt aussi à aggraver les dépenses publiques par le poids des intérêts de la dette illégitime et surtout à enraciner dans le temps et à institutionnaliser le système de la corruption. On parle alors du système de la corruption légalisée. La légalisation de la corruption par le blanchiment provoque non seulement des transferts gigantesques de propriétés permettant à Monsieur le Ministre d’acquérir des pans entiers de l’économie légale, les secteurs stratégiques du pays, voire des institutions bancaires, rendant ainsi de plus en plus floue la frontière entre économie illégitime et économie légitime, mais il facilite en plus l’émergence d’une véritable bourgeoisie dont la fortune est bâtie sur l’abus du pouvoir et sur la corruption. L’argent illégitime, criminel et parasite va se mélanger avec l’argent légitime et alimenter une bulle bancaire. Il va déséquilibrer le système financier et causer ce qu’on appelle le symptôme de l’hypertrophie bancaire. Celles-ci, pour diversifier leurs actifs et maintenir des rendements attractifs, vont alimenter, par les prêts, toute la chaîne de valeur du secteur immobilier et entretenir ainsi une flambée des prix des terrains non bâtis, des maisons et des immeubles, largement artificielle car déconnectée du pouvoir d’achat réel des habitants et des fondamentaux de l’offre et de la demande du secteur.
La crise immobilière se traduit par une immobilisation contrôlée des prix, sans véritables transactions, car toute chute des prix immobiliers risque d’entraîner une contraction dangereusement disproportionnelle des bilans des banques.
L’économie réelle va servir à nourrir la dynamique de la corruption par le paiement par les ménages, à travers la surconsommation de biens importés, encouragée par un surendettement privé, les intérêts d’une dette publique injuste appartenant à la nouvelle classe bourgeoise. Quitte à rembourser le principal par le transfert des ressources gazières, une fois extraites, aux détenteurs de cette dette illégitime.
Après le scandale, place au spectacle. La corruption devient banale. La banalité de la corruption est le problème et, en même temps, la solution. Dans l’ère de la transparence, on a le choix, ou bien tout exhiber ou ne rien montrer. Être transparent, c’est avoir l’option de ne rien cacher ou d’être invisible. Dans les deux cas, on a l’assurance de l’impunité et, par conséquence, la garantie de la pérennité du pouvoir. La corruption, il faut le préciser, n’est pas cantonnée parmi les responsables de haut niveau, elle est répandue du haut en bas de la hiérarchie administrative et sociale.
Trop tentaculaire pour disparaître. Trop nombreux pour être pris. Trop cupides pour s’en aller.
Avec la nouvelle tendance à la régularisation très contraignante des circuits internationaux de l’argent, celui-ci n’aura pour débouchés que d’errer dans les méandres d’un système interne nécrosé par la corruption et d’acheter tout ce qui est vendable, à commencer par les places parlementaires et les ministères. Nous ferons ainsi un pas de plus vers la régression, à moins que nous décidions autrement.
Adib Y. TOHMÉ